Couche-tard : derrière ce patronyme évocateur et original se cache un géant mondial du commerce qui vient de faire remarquer en annonçant son « offre amicale » de rachat du groupe de distribution Carrefour. Fondée en 1980 par quatre co-fondateurs, dont le président du conseil Alain Bouchard, l'entreprise québécoise est pourtant bien connue au Canada où elle exploite des « dépanneurs », terme qui désigne au Canada les petites épiceries ouvertes tard le soir, tôt le matin, et quasiment tous les jours de l'année.
Alain Bouchard a acheté lui-même son premier dépanneur dans la ville de Québec en 1980, avant de développer son concept, basé sur le mix de l'épicerie et de la station-service, jusqu'à détenir actuellement 14 200 dépanneurs à travers la planète, dont les deux tiers en Amérique du nord. Dans cette course à la croissance, Alain Bouchard a toujours conservé le nom de son premier magasin, Couche-Tard, comme marque commerciale en Amérique du nord et comme dénomination de son groupe mondial. Aujourd'hui, Alimentation Couche-Tard, valorisé en bourse à 30 milliards d'euros, pèse le double de Carrefour devenu depuis cette semaine une cible au grand dam de Bruno le Maire, le ministre de l'Economie et des Finances, "a priori défavorable" à cette opération présentée comme "amicale" au nom d'impératifs de souveraineté alimentaire.
Dans sa tentative de conquête de Carrefour, l'entreprise québecoise s'appuie pourtant sur sa capacité à repérer le potentiel de ses acquisitions. « Quand ils décident d'acheter une chaîne de magasins, les quatre fondateurs partent visiter le plus de magasins possible, relate Jean-Philippe Décarie, journaliste pour le média montréalais La Presse. À eux quatre, ils peuvent en visiter 1200 sur un total de 2000. C'est un signe de leur organisation : ils sont au plus près du terrain. »
Surprise au Canada
À la bourse de Toronto, l'annonce de discussions entre les deux géants de la distribution suscite la surprise. C'est que le groupe québécois n'est pas du tout présent dans les supermarchés, ni dans les hypermarchés. Jean-Philippe Décarie s'interroge sur la possibilité de voir Couche-Tard garder uniquement les magasins les plus petits de Carrefour, et céder les plus grands à un partenaire.
Des analystes s'interrogent aussi sur l'intérêt d'acquérir un groupe français aux marges réduites et au taux de croissance modeste, au moment où la pandémie détourne les consommateurs vers la vente en ligne, alors que la société canadienne est habituée à une marge bien plus confortable. De fait, la plus grosse acquisition faite jusqu'à présent par Couche-Tard se limitait à une transaction de 4,4 milliards de dollars US, soit presque quatre fois moins que Carrefour.
Stratégie de croissance méthodique
Ce serait oublier que la croissance est dans l'ADN de Couche-Tard. Six ans après l'achat de sa première épicerie, Alain Bouchard faisait entrer la société à la bourse de Montréal. Les chroniqueurs de l'époque se moquent alors de l'opération, destinée à valoriser seulement une trentaine d'épiceries. Pourtant, quarante ans plus tard, l'action a été multipliée par mille, sourit Jean-Philippe Décarie. Entretemps, le groupe n'a jamais cessé de croître. L'objectif actuel est de doubler de taille d'ici 2025. « On va faire des acquisitions, mais on va les faire à un bon prix », indiquait Brian Hannasch, le pdg américain d'Alimentation Couche-tard à La Presse il y a quelques semaines.
Après avoir tenté d'acheter une chaîne de 3 900 dépanneurs-stations aux États-Unis l'an passé, l'entreprise a renoncé compte-tenu des exigences du Bureau de la concurrence américain, qui réclamait la revente immédiate de 600 à 800 magasins afin d'éviter que Couche-Tard atteigne une position trop dominante sur le marché intérieur des États-Unis.
Depuis, Couche-Tard a tenté une incursion sur le marché australien, avant d'acquérir pour de bon une société de Hong Kong, destinée à devenir sa tête de pont vers l'Asie du sud-est. L'entreprise est déjà présente en Europe, à travers 2 300 magasins situés en Scandinavie, en Pologne, en Russie, dans les pays baltes et en Irlande.
La rentabilité... sans « les abrutis »
Non seulement Couche-Tard grandit vite, mais le groupe québécois a un talent certain pour digérer ses acquisitions. L'entreprise est reconnue pour optimiser le potentiel des entreprises rachetées. « Nous, on mesure notre taille en termes de rentabilité. On veut rester le groupe le plus rentable au monde », poursuivait Brian Hannasch.
« Quand Couche-Tard achète une chaîne de magasins, elle intègre sa méthode à l'ensemble du groupe et elle réussit à dégager de la profitabilité », souligne le journaliste Jean-Philippe Décarie, en pointant la méthode et la rigueur appliquées systématiquement par le groupe québécois.
Couche-Tard revendique quelques autres ingrédients dans sa recette du succès. « Nous essayons (...) de tenir des conversations authentiques. Nous repérons les abrutis le plus vite possible pour nous en débarrasser. Nous achetons des entreprises et nous intégrons rapidement dans notre famille les personnes qui en font partie », affirmait Brian Hannasch un mois plus tard auprès du même média.
Innovateur réconcilié avec les syndicats
Obsédée par l'objectif de faire gagner du temps à ses clients, l'entreprise se tourne aussi vers l'innovation pour imaginer ses magasins du futur. En Norvège, elle expérimente un système de reconnaissance des plaques d'immatriculation des véhicules pour permettre de faire le plein sans avoir à sortir sa carte bancaire. Et elle a noué un partenariat avec une startup de San Francisco pour mettre au point un magasin sans caisse, où la technologie détecterait les produits que les clients prennent en magasin, et les débiterait directement sur leur carte bancaire.
Au Québec, Alimentation Couche-Tard s'est aussi fait remarquer il y a dix ans, pour avoir fermé deux magasins où des employés souhaitaient se syndiquer. En Amérique du nord, la syndicalisation se fait entreprise par entreprise, nécessitant l'adhésion de la majorité des salariés. En mettant la clé sous la porte des magasins, Alimentation Couche-Tard avait coupé l'herbe sous le pied de ces employés, affirmaient des syndicats nationaux. De son côté, Alimentation Couche-Tard avait soutenu que les magasins fermaient en raison de leur faible rentabilité. Quelques années plus tard, Alain Bouchard disait regretter la façon dont les choses avaient été faites. Aujourd'hui, son réseau norvégien Statoil est syndiqué, et tout se passe bien, confiait récemment Alain Bouchard. Une chose est sûre, avec les syndicats de Carrefour et la tradition sociale en France, le groupe devra adapter ses pratiques.
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