LA TRIBUNE. Le concept de démobilité est apparu avec le confinement comme une contrainte très forte mais justifiée, à l'époque, par l'urgence sanitaire. De plus en plus, elle est défendue comme une réponse aux problèmes de congestion et de décarbonation de la mobilité. Comment peut-on cerner ce concept ?
BRUNO MARZLOFF. C'est un exercice difficile. A la Fabrique des Mobilités, Nous engageons un travail sur la meilleure façon de desserrer l'étau de la mobilité dans son approche quantitative, en définissant un nouveau corpus d'indicateurs pour justement modéliser le concept de démobilité. Il s'agit de sortir d'une logique où on additionne les flottes, la consommation de carburant et l'offre de transport qui servait jusqu'ici à analyser la mobilité, et pour s'ouvrir à ce qui se passe autour et en amont de ce qui construit la mobilité et de ce qui en définit les volumes. Pourquoi ? Notre société vit sur une inflation structurelle des mobilités carbonées depuis des décennies. Sauf que dans toutes les enquêtes d'opinion, nous observons que les Français souffrent de mobilité subie et qu'ils souhaitent moins de déplacements. Le concept de démobilité permet donc de répondre à ce dysfonctionnement entre offre et demande de mobilité, pas seulement en traitant l'offre, mais également la demande. Ce qui est invraisemblable, c'est de voir tout ce qui est mis en œuvre en matière de politique de mobilité ne sert qu'à absorber ce qui reste un excès de mobilité.
Quelle est la source de ces excès ?
Elles sont multiples, mais il y a éminemment à voir avec notre modèle économique productiviste. On est à l'ère du numérique, et nous continuons à calquer notre conception du travail sur le modèle hérité du fordisme : des horaires fixes, un contrôle managérial sur site... La crise sanitaire a d'ailleurs mis en exergue cette question du travail à travers le confinement. L'explosion du télétravail a en partie répondu à cette problématique. Au-delà de cette question, la démobilité interroge plus largement nos modes de vie, c'est une démarche collective.
Le confinement a interrogé notre rapport à la mobilité, et partout où le télétravail a pu être installé, a permis un mouvement migratoire spectaculaire...
Il y a eu une accélération de ce mouvement migratoire. C'est un phénomène intéressant parce qu'il pose la question de l'accessibilité aux ressources : épiceries, boulangeries, infrastructures publiques... Autrement dit, tout ce qui touche aux proximités. Or, pendant des décennies, nos politiques ont vidé nos espaces ruraux de ces points de proximité.
Récemment, le gouvernement a d'ailleurs indiqué qu'il fallait en finir avec la culture de la maison individuelle. Est ce que la clé n'est pas finalement dans cette culture urbanistique ?
Le gouvernement a raison mais cela nous renvoie aux propres contradictions des responsables politiques. Pendant des décennies, les gouvernements ont vendu la maison individuelle et l'étalement urbain aux français, avec comme solution à leurs problématiques de mobilité, la voiture individuelle. C'était une aberration totale, sans parler de l'artificialisation des terres, car nous avons nourri l'accroissement des besoins de mobilités.
Pire, nous avons créé des besoins de mobilités presque exclusivement résolvables par des solutions carbonées. Aujourd'hui, 80% des kilomètres parcourus par les Français au quotidien sont effectués en voiture. En 30 ans, la part des transports dans les émissions des gaz à effet de serre a doublé pour atteindre 30% du total.
Le mouvement migratoire auquel nous assistons aujourd'hui risque de se traduire par encore plus de voitures, puisque les zones rurales n'ont pas été préparées à l'accueil de nouvelles populations à travers des programmes de promotion immobilière.
C'est un enjeu majeur, mais on parle du temps long... Pour les collectivités locales, l'équation est extrêmement complexe. Il faut repenser l'aménagement du territoire sur de nouveaux équilibres urbanistiques, et penser autrement l'accès aux ressources, autrement que par la voiture individuelle. La question ne se pose pas que pour les zones rurales. A Paris et dans son agglomération, il y a des espaces uniquement dédiés au travail... Ainsi, les travailleurs sont éloignés de leurs lieux de travail, et les besoins de mobilité sont plus importants.
Il y a des nombreuses mesures qui sont prises mais qui sont perçues davantage comme de la coercition : les polémiques sur l'accès à Paris de la voiture, ou encore le mouvement des Gilets Jaunes. Dans ce contexte, n'est ce pas risqué de parler de démobilité lorsque la question de l'accès à la mobilité suscite autant de tensions sociales ?
Il est vrai que c'est un néologisme frontal qui peut heurter. Il faut voir les choses autrement. 54% des gens sont favorables à une politique de rationnement des transports. En réalité, la démobilité est plébiscitée par l'opinion publique...
Finalement n'est ce pas la mobilité choisie qui est plébiscitée ?
Les gens prennent moins l'avion, préfèrent le train... Il se passe quelque chose qui a trait à une nouvelle approche autour de la sobriété. C'est de la responsabilité des pouvoirs publics de prendre conscience de l'excès de ces besoins de mobilité et accompagner ces nouvelles pratiques.
Il y a une inertie de l'histoire à trouver des solutions uniquement dans des solutions technologiques. Cela ne traite que les symptômes, et pas le système. La démobilité, c'est cela : traiter la problématique de la mobilité par ses déterminants et pas en augmentant l'offre de transport.
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