Quel est le niveau d'émission de CO2 et de gaz à effet de serre quand on prend l'avion ? Quel est l'impact sur le réchauffement climatique d'un voyage aérien ? Faut-il avoir honte de prendre l'avion comme l'affirme le mouvement éponyme en suédois, Flygskam, et y renoncer comme le fait l'adolescente suédoise Greta Thunberg, la nouvelle égérie des écologistes ? Toutes ces questions, les voyageurs aériens se les posent de plus en plus aujourd'hui. Avec la montée en puissance de la sensibilité environnementale face à l'urgence climatique et la médiatisation des arguments hostiles à ce mode de transport accusé d'être un gros pollueur et de ne rien faire pour y remédier, les passagers aériens sont davantage sensibilisés à leur empreinte carbone quand ils n'éprouvent pas, pour certains, un sentiment de culpabilité.
Une multitude de calculateurs sur Internet
Pour avoir des réponses, ces derniers utilisent de plus en plus des calculateurs d'émissions de CO2. Il en existe pléthore sur Internet. On trouve ceux des compagnies aériennes, ceux des instances institutionnelles, comme l'écocalculateur de la Direction générale de l'aviation civile (DGAC), qui fait office de référence réglementaire, (au point de pouvoir être utilisé, selon un arrêté de 2012, par les compagnies qui n'ont pas leur propre calculateur), et enfin ceux d'associations écologiques, très consultés par les internautes.
Des différences énormes dans les résultats
Avec tous ces sites, le passager sait en quelques secondes combien de dioxyde de carbone (CO2) son voyage en avion va rejeter dans l'atmosphère. Ou plutôt, est censé le savoir. Car ces calculateurs ne donnent pas les mêmes résultats. Loin de là même. Les différences sont énormes entre ceux qui émanent des acteurs du transport aérien et ceux des associations écologiques. Elles peuvent aller de 1 à... 7,5 sur certains vols long-courriers. Sur la ligne Paris-CDG-New York-JFK, par exemple (6 000 kilomètres), les émissions de CO2 d'un passager sont de 326 kg pour l'OACI (l'Organisation mondiale de l'aviation civile), autour de 500 kg pour la DGAC, de loin le plus précis et le plus transparent, 501 kg pour Air France, 700 kg pour Greentripper.org, 946 kg pour Myclimate.org, 1,2 tonne pour ClimatMundi, 1,44 tonne pour Good Planet, et même 2,685 tonnes en moyenne pour le calculateur allemand Atmosfair, qui compare les performances des compagnies aériennes.
En ce qui concerne les émissions liées à la combustion, la réalité penche plutôt du côté des acteurs du transport aérien. Selon les calculs réalisés par La Tribune sur la base de données de vol récoltées auprès de plusieurs pilotes d'Air France, chaque passager d'un B787 par exemple (rempli ce jour-là à 100 %) a émis 435 kg de CO2 à l'aller. Dans l'autre sens (d'une durée inférieure car l'avion est poussé par les vents), l'appareil rempli à 94 % a émis 375 kg par passager, sans effet correcteur du fret. Soit l'équivalent des émissions d'une voiture hybride rechargeable sur une distance similaire.
Les résultats des associations écologiques sont plus élevés
Au final, il apparaît donc que les calculateurs des associations écologiques font ressortir un niveau d'émissions de CO2 de l'avion très élevé. Car elles intègrent d'autres éléments que le CO2 émis pendant le trajet (ou que le « CO2 équivalent », une mesure qui, en plus du CO2, inclut d'autres gaz à effets de serre).
« Nous comptabilisons les émissions de CO2 équivalent, (qui incluent d'autres gaz à effets de serre, comme le méthane d'origine fossile et l'ozone) associées non seulement au vol, mais aussi à la phase amont, laquelle correspond à l'extraction du carburant, au raffinage et à son trajet du puits au réservoir de l'avion, mais nous comptabilisons aussi les autres effets liés à l'altitude comme les NOx (oxyde d'azote) et les traînées de condensation [les "lignes blanches" que l'on voit parfois à la sortie des réacteurs, ndlr] », explique Mathieu Jousset, responsable du programme Action Carbone Solidaire à la fondation GoodPlanet, présidée par Yann Arthus Bertrand.
Idem pour Climat Mundi.
« Contrairement au lobby aérien, nous prenons en compte les traînées de condensation », indique son dirigeant Jean-Luc Manceau.
Le débat des NOx et des traînées de condensation
Or, cette façon de calculer fait débat. Car si les réglementations française et européenne sur le calcul des émissions de CO2 équivalent de l'aviation intègrent bien l'« amont », elles ne prennent pas en compte les NOx et les traînées de condensation.
« Il y a actuellement trop d'incertitudes scientifiques sur leur impact sur le climat », expliquent Philippe Novelli et Thierry Delort, respectivement directeur Propulsion aéronautique et environnement à l'Onera (le Centre français de la recherche aérospatiale), et chef de bureau à la sous-direction des études à la DGAC.
Un point de vue que reconnaît également Marc Cottignies, expert transport aérien de l'Ademe, l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie. La Commission européenne ne les prend pas non plus en compte pour les calculs des quotas d'émissions de CO2 que doivent payer les compagnies aériennes sur les vols intra-européens. Ni l'OACI pour Corsia, un système mondial de compensation de CO2 de l'aviation pour toutes les émissions dépassant le niveau de 2020.
Le sujet est en effet extrêmement complexe tant pour les NOx que pour les traînées de condensation (qui n'émettent pas de CO2). Les NOx produisent de l'ozone, mais ils détruisent aussi du méthane, un autre gaz à effet de serre.
« Les NOx provoquent donc un effet de refroidissement et de réchauffement du climat, et cet équilibre est complexe à calculer », explique Philippe Novelli.
L'impact radiatif en haute altitude des traînées de condensation, qui sont en fait des cristaux de glace issus de la vapeur d'eau émise par les moteurs, est également difficile à calculer.
« Il diffère selon les conditions de température et d'humidité rencontrées localement sur toute la durée du vol ainsi que de l'heure de la journée. Les traînées peuvent disparaître rapidement ou au contraire former des cyrrus induits et avoir un impact radiatif certain en restant longtemps dans l'atmosphère. Elles peuvent aussi ne pas apparaître. Impossible pour l'heure de les mesurer pour une flotte d'avions volant de nombreuses heures et traversant plusieurs situations météorologiques », précise Philippe Novelli.
La complexité est telle que la France va relancer une étude sur le sujet.
"Au détriment de la réglementation"
Devant de telles incertitudes, pourquoi donc les associations écologiques les intègrent-elles dans leur calcul, contrairement à ce que demande la réglementation pour les compagnies ?
« Notre calculateur s'appuie sur les facteurs d'émissions de la base carbone de l'Ademe utilisés dans la méthodologie du "Bilan carbone". Nous avons privilégié l'exhaustivité de la méthodologie de l'Ademe, au détriment de la réglementation, afin de sensibiliser à l'impact carbone des déplacements aériens par rapport à d'autres modes de transport », explique GoodPlanet, qui peut d'autant mieux s'affranchir de la réglementation qu'elle ne s'applique pas à son sujet.
Seuls ceux qui commercialisent des billets doivent la respecter et l'indiquer aux passagers.
Chez Climat Mundi, le son de cloche est identique :
« Nous suivons les recommandations du "Bilan carbone" de l'Ademe », fait-on valoir.
Oui et non. Les deux associations jouent en fait sur l'ambiguïté du discours de l'Ademe qui s'apparente à un double langage.
Le double langage de l'Ademe
D'un côté, cet établissement public placé sous la tutelle des ministères de la Transition écologique et de l'Enseignement supérieur indique « que les émissions liées aux traînées ne doivent pas être prises en compte dans le cadre de l'information CO2 des prestataires de transport », et recommande bien de suivre le calculateur de la DGAC. Sur son site Internet, d'ailleurs, l'impact CO2 d'un vol Paris-New York est bien celui fourni par la DGAC : une tonne pour un aller-retour, donc 500 kg pour un aller simple grossièrement, soit quasiment une tonne de moins (aller simple) que le résultat de GoodPlanet qui explique suivre les recommandations de... l'Ademe.
« Il faut compter les émissions amont, et celle de la combustion mais pas les NOx et les traînées de condensation », insiste Marc Cottignies, de l'Ademe.
De l'autre côté pour autant, l'Ademe dit le contraire. Dans son "Bilan carbone", un outil destiné aux entreprises souhaitant établir l'impact de leurs activités sur le climat, l'Ademe inclut bel et bien les traînées de condensation et leur attribue un facteur 2 par rapport aux émissions de CO2. C'est-à-dire que pour 1 kg de CO2 équivalent dû au CO2 de la combustion, 1 kg de CO2 équivalent est ajouté dans le calcul, doublant ainsi le résultat. Cet outil donne ainsi un argument aux associations écologiques pour donner des calculs de CO2 élevés. Il n'explique pas pour autant pourquoi certains calculateurs affichent des résultats supérieurs à ce facteur 2 lié aux NOx et aux traînées.
Manque de transparence
Cette ambivalence engendre évidemment une grande confusion. D'autant plus qu'elle s'accompagne d'une certaine opacité. La plupart des calculateurs des associations écologiques n'expliquent pas en effet leur périmètre de calcul. Seule ressort souvent sur leur site la mention « émissions de CO2 », sans plus de précisions.
Compensation des émissions de CO2
Ce manque de transparence et les calculs de CO2 élevés posent évidemment question quand les calculateurs demandent aux passagers de l'argent pour compenser les émissions de CO2 qu'ils émettent. Pour un Paris-New York, la compensation s'élève à 31,59 euros pour GoodPlanet, 23 euros pour Myclimate, 74 euros pour Atmosfair. Des sommes qui servent ensuite à financer des programmes de réduction des émissions de CO2 et de gaz à effet de serre.
Interrogé sur le fait que des associations incluaient les traînées de condensation dans leur calcul, Marc Cottignies répond qu'« il faut au minimum de la transparence quand il y a de la compensation ».
Une harmonisation des méthodes de calcul et d'affichage apparaît par conséquent souhaitable. Non seulement pour éviter de perturber les passagers, mais aussi pour apporter un peu de sérénité dans un débat sur l'impact environnemental du transport aérien devenu passionnel.
« Aujourd'hui, il n'y a pas de vérité absolue. Il y a une certaine cacophonie, car on mélange des émissions de natures différentes en s'appuyant sur des hypothèses sujettes à discussion. Il y a donc des efforts à faire sur les méthodes de calcul global des émissions et leur transparence. La science doit progresser pour aboutir à des résultats incontestables et mettre fin à ces importantes différences d'interprétations qui entretiennent la confusion et, finalement, discrédite l'importance accordée à la préservation de l'environnement », explique Antoine Guigon, directeur du centre de prospective et de veille aérospatiales à l'Onera.
Hélas, en effet, les résultats des calculateurs sont parfois utilisés pour soutenir des idées partisanes. Ainsi Karima Delli, la présidente EELV de la commission du transport du Parlement européen, n'a pas hésité récemment à tweeter une comparaison entre les différents modes de transport entre Paris et Madrid qui surestime les émissions de l'avion.
Une vision biaisée de l'impact environnemental du transport aérien
Selon une étude préliminaire réalisée en ligne auprès de 800 personnes par Paul Chiambaretto, professeur associé de stratégie et marketing à Montpellier Business School et chercheur associé à l'école polytechnique, et présentée le 7 novembre lors d'un colloque organisé par l'Union des aéroports français (UAF), « il y a une problématique de perception avec des Français qui ont une vision complètement biaisée de l'impact environnemental du transport aérien ». Pour rappel, selon le Groupe interministériel d'experts intergouvernemental du climat (Giec), le transport aérien représente 2,5 % des émissions de CO2 dans le monde.
« 65 % des Français surestiment l'impact négatif du transport aérien et la majorité sous-estime les efforts réalisés pour réduire les émissions de CO2 qui ont diminué de 25 % par passager depuis quinze ans, explique le chercheur. 35 % des gens qui ne travaillent pas dans ce secteur ne savent pas que les avions consomment entre 2 et 3 litres aux 100 kilomètres par passager, qui sont des niveaux inférieurs à ceux des voitures hybrides. Or, normalement, on vous applaudit quand vous avez une voiture hybride. »
Cette mauvaise perception s'ajoute, selon lui, à celle du passager aérien.
« Une étude de la DGAC montre que 50 % des voyageurs sont des CSP- ou des inactifs, alors que le cliché qu'a un Français moyen d'un passager aérien est quelqu'un de riche, qui voyage essentiellement pour son loisir et qui n'est donc pas obligé de voyager en avion, et qui n'est pas à 10, 15, 20 euros près. Résultat, le transport aérien est perçu comme un gros pollueur qui ne fait pas d'efforts et dont les clients particulièrement riches sont non seulement peu sensibles à des variations de prix, mais ont également un comportement peu vertueux. Il y a tous les ingrédients d'une stigmatisation organisationnelle d'un secteur contre lequel l'opinion publique va se retourner. Le transport aérien est un super bouc émissaire », a-t-il déclaré.
Déjà fortement taxées, les compagnies aériennes doivent en effet se préparer à voir leur fiscalité verte bondir au cours des prochaines années.
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