L'ascension de "l'ultralogique" allemande

Alors que la voix de Paris devient de moins en moins audible, celle de Berlin s'affirme incontournable, passant d'une frileuse position de repli à d'audacieuses propositions pour plus d'union politique. Bluff ou logique implacable ?
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Vous êtes à Bruxelles mais on jurerait Berlin. Steffen Seibert et Nikolaus Meyer-Landrut, respectivement porte-parole et conseiller Europe de la chancelière Angela Merkel, vous regardent (presque) droit dans les yeux, assis derrière leur table immaculée. Eux sont à Berlin, dans la salle de presse de ce cube un peu clinique qu'est la chancellerie fédérale. Vous êtes à 700 kilomètres de là, à la représentation de la République fédérale auprès de l'Union européenne, en Belgique, face au large écran des vidéoconférences avec la chancellerie qui font désormais partie des rituels d'avant sommet des correspondants de presse européens venus du monde entier. Eux savent à peu près tout sur ce que la crise provoque de tractations politiques entre gouvernements européens. Vous voulez savoir. Et, miracle, l'organisation impeccable permet même de faire passer des questions en temps réel par mail. Il n'en a pas toujours été ainsi. Il fut un temps où ces briefings off the record étaient dispensés de vive voix par des ambassadeurs pas toujours au fait des derniers détails des tractations en cours, bien loin de Berlin. Il fut un temps où il fallait être un journaliste allemand ou, à la limite, suisse allemand ou autrichien pour y être convié. À cette époque, la diplomatie française excellait à faire venir à elle tous ces correspondants pour leur faire passer la bonne parole élyséenne avant chaque grand-messe. Ce temps est révolu. Les choses se sont inversées. Aujourd'hui, il suffit d'être germanophone pour pouvoir entendre la version allemande off the record du roman de la crise européenne. Du coup, elle irrigue désormais l'opinion européenne. La version française, elle, n'attire plus que quelques correspondants clairsemés.

« Faire de la commission un vrai gouvernement »

Il est difficile de dater le moment où Berlin a abandonné un certain nombrilisme pour accepter de parler haut et fort et de laisser entendre autre chose que « non, non, non ». Mais ce passage a bien eu lieu entre 2008 et 2012, sous la pression des événements et d'une lente et secrète maturation, sans qu'il y ait eu besoin d'alternance électorale. « Après une première phase où le problème était qu'ils [les Allemands, ndlr] bougeaient toujours trop tard, le dos au mur et trop petit, aujourd'hui, c'est la révolution copernicienne. On a bien compris qu'ils veulent aller plus loin et qu'ils demandent des garanties », remarque une source européenne haut placée.
Cette semaine, à quelques jours du sommet européen, le ministre des Finances Wolfgang Schäuble a annoncé « des propositions concrètes pour une intégration plus prononcée ». Et ce vétéran de la politique européenne de suggérer de « faire de la Commission européenne un vrai gouvernement » dont le président serait « élu directement » par les européens, ce qui représenterait un saut fédéral qu'en réalité Berlin est seul à suggérer dans des termes aussi clairs. Pour certains à Paris, ces propositions audacieuses, dont on pressent qu'elles passeront difficilement dans pas mal de pays, comme par exemple, les Pays-Bas, doivent surtout permettre à Berlin d'en lâcher le moins possible du côté financier. D'où la suggestion de certains?: « Dites chiche, prenez la chancelière au mot, vous verrez qu'elle n'est pas sincère. » Ce n'est pas ainsi que l'on voit les choses à Bruxelles. Ici la position allemande est plutôt perçue comme « ultralogique », selon le mot d'un haut fonctionnaire. la thèse du coup de bluff est tout juste bonne à être servie en amuse-bouche dans les dîners en ville parisiens.

Une nouvelle galaxie institutionnelle

Qui peut nier en effet le lien entre, d'un côté, l'« union bancaire », autrement dit une approche paneuropéenne de la surveillance et de l'assainissement des banques qui emporte forcément une responsabilité financière de potentiellement plusieurs points de PIB et, de l'autre, une union budgétaire ? Qui dit responsabilité budgétaire commune, dit union budgétaire. et qui dit union budgétaire et monnaie commune dit politique économique coordonnée. CQFD. le problème est évidemment l'ordre dans lequel on fait toutes ces choses sachant qu'une réforme politique profonde prendra au bas mot trois à cinq ans pendant lesquels l'union monétaire a dix fois le temps de succomber. « Dire qu'on ne peut pas réparer la fuite d'eau tant qu'on n'a pas construit l'immeuble d'à côté, c'est difficile. On risque d'interrompre les travaux pour cause d'inondation », illustre une source. « La question du timing et de la feuille de route combinant les dimensions bancaire, fiscale et politique du Grand Soir » en préparation est « cruciale », ajoute une autre. En attendant que le calendrier se précise, une nouvelle galaxie institutionnelle s'esquisse petit à petit, où les institutions pour l'instant animées par des forces centripètes s'organiseraient à l'avenir autour d'un nouveau « soleil » : un ministre des Finances de la zone euro. Il serait le successeur naturel de l'action du président de l'Eurogroupe, le club des ministres des Finances des17 membres de la zone euro. Cette suggestion, faite très tôt par le président de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet, a été reprise dans une note de Bruegel (*). Appuyé à un fonds créé sur le modèle de la Federal Deposit Insurance Corporation et chargé de garantir la stabilité du secteur bancaire, le Trésor européen disposerait de capacités d'intervention quatre fois plus élevées que le Mécanisme européen de stabilité (MES).

Wolfgang Schaüble à la tête de l'Eurogroupe

Les dirigeants allemands ont beau « être super compliqués à lire » et devoir soumettre leur décision à différents « filtres successifs » (tribunal constitutionnel, exigences de l'allié libéral, demandes des länder) qui débouchent sur des résultats parfois « sous-optimaux », la direction est désormais on ne peut plus claire. Berlin ne demande pas seulement de créer une responsabilité fédérale, mais aussi de l'exercer. C'est le sens de la candidature de Wolfgang Schaüble à la présidence de l'Eurogroupe qui est le prédécesseur naturel de ce Trésor européen. Le prochain patron des ministres des Finances européens pourrait également présider le MES, dont la création est suspendue à l'examen du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe.la tendance à regrouper les pouvoirs et à les renforcer est claire et effraye Paris, qui n'a rien à lui opposer. À Bruxelles, le veto français à l'arrivée de Schaüble à la tête de l'Eurogroupe est vu par certains comme « pas sérieux ». Moins dans le principe que dans la forme, Paris n'ayant aucunement motivé son refus ni, pour l'instant, proposé d'alternative crédible. La roue décidément a beaucoup tourné depuis 2007. « Après que les Allemands ont été un problème, on peut dire que c'est à présent le temps des Français. Cela a commencé avant Hollande. Sarkozy ne voulait pas de l'union politique. Son successeur, on ne sait pas trop », note une source européenne. « Le seul moyen de ne pas avoir une Allemagne dominante en Europe, c'est de fédéraliser l'Union européenne. Sinon on aura un système intergouvernemental piloté depuis Berlin, comme c'est le cas aujourd'hui », avertit pour sa part l'économiste Guntram B. Wolff, directeur adjoint de Bruegel.

(*) What Kind of Fiscal Union ? Novembre 2011, https://www.bruegel.org/publications/

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