Les candidats se bousculent pour cueillir les fraises

Antonio Luis Martín ne sait plus où donner de la tête : « Cette année, il en vient presque tous les jours : tenez, les derniers, pas plus tard que ce matin. C'était un groupe de Marocains. Ils m'ont dit : ?Et pourquoi tu engages des Marocains au Maroc alors que nous, nous sommes ici, en Espagne, avec les papiers en règle ?? Je leur ai répondu : ?Et comment pouvais-je deviner, lorsque j'ai préparé ma campagne de récolte, que vous alliez venir me demander du travail ?? » Antonio Luis Martín ou plutôt El Curi, comme on l'appelle ici, dirige l'une des plus grosses exploitations agricoles de Cartaya. Ce petit bourg de la province andalouse de Huelva constitue, avec la ville voisine de Lepe, l'épicentre de cette culture de la fraise dont l'Espagne est l'un des plus performants producteurs d'Europe. À perte de vue s'étendent les alignements des fraisiers protégés par des tunnels en plastique. Alors que le soleil brille désormais avec force, la cueillette mobilise une kyrielle de femmes qui s'affairent : Marocaines, pour la plupart, mais aussi Roumaines et Ukrainiennes.Retour dans les campagnesTout comme El Curi, les autres exploitants de la région voient défiler les candidats à l'embauche. Cette année, la récolte des fraises coïncide avec la phase aiguë de l'explosion du chômage en Espagne. En Andalousie, son taux atteint désormais près de 22 % de la population active, un record national. Et qu'ils soient espagnols ou résidents étrangers permanents, nombre de travailleurs autochtones tentent de se rabattre sur la campagne après avoir perdu leur emploi ailleurs. « C'est le contraire des années 80 », explique Antonio Perianes, secrétaire général en Andalousie de la fédération agroalimentaire du syndicat Commissions ouvrières. « À l'époque, avec le boom de la construction, les travailleurs des campagnes désertaient en masse pour se précipiter vers la brique, qui leur permettait de gagner quatre à cinq fois mieux leur vie. Aujourd'hui, ils effectuent le chemin en sens inverse. Et le mouvement risque de s'amplifier : aujourd'hui, la plupart des laissés-pour-compte de la construction touchent encore des allocations de chômage, et ce sont leurs épouses qui tentent leur chance dans les campagnes. Mais lorsque leurs allocations arriveront à terme, ils seront eux aussi sur les rangs. »S'ils espéraient être accueillis à bras ouverts dans les campagnes, ces candidats de la dernière heure ont vite déchanté. D'abord parce que personne ne tablait sur leur arrivée : « Dans la province de Huelva, à l'automne dernier, il y avait déjà quelque 22.000 chômeurs. Nous avions alors procédé à un sondage, d'où il ressortait qu'à peine 10 % étaient disposés à travailler dans les champs. Lorsque nous avons contacté personnellement les candidats, seuls 570 se sont présentés. Et après avoir vu en quoi consistait le travail, il en restait 75 ! » rappelle El Curi. Avec l'aggravation de la crise, ils ont cessé de faire la fine bouche et se retrouvent face à des concurrents solidement installés dans la place : les immigrés recrutés dans leur pays natal à titre temporaire. La province de Huelva a été une des premières à recourir à ce qu'on appelle l'« embauche à l'origine ». Elle a fait d'ailleurs l'objet d'un programme cofinancé par l'UE, appelé Aeneas. L'un de ses grands artisans, Juan Antonio Millán, maire de Cartaya depuis 1991, rappelle sa genèse : « Dans les années 90, nous nous sommes rendu compte que nous allions vers le chaos : les immigrants sans papiers arrivaient par centaines, s'installaient dans les maisons en construction ou dans des bidonvilles, ce qui commençait à provoquer des réactions xénophobes. Il fallait canaliser ce flux. Et la meilleure solution était que les entrepreneurs, en collaboration avec les autorités régionales, engagent directement dans leur pays d'origine les travailleurs nécessaires, qui viendraient en Espagne pour la récolte et rentreraient ensuite chez eux. Nous avons rapidement constaté que le mieux était d'engager des femmes ayant des responsabilités familiales dans leur pays. C'était la meilleure garantie qu'elles rentreraient bien chez elles une fois terminée la récolte, et que l'argent gagné serait réellement destiné à la cellule familiale. »Et de poursuivre : « Au départ, nous nous sommes concentrés sur les pays de l'Est, comme la Pologne ou la Roumanie. Mais lorsqu'il est devenu clair que ces pays allaient s'incorporer à l'UE et bénéficieraient donc de la libre circulation des travailleurs, nous nous sommes tournés vers le Maroc. Avec succès : aujourd'hui, 95 % des récolteuses retournent bien dans leur pays comme elles s'y étaient engagées. » En 1999, le premier contingent d'embauchés « à l'origine » comptait 1.200 travailleurs. Pour la campagne actuelle, ils occupent la grande majorité des quelque 90.000 emplois qu'assure localement la filière (les deux tiers dans la fraise et le reste dans les agrumes).Main-d'?uvre « programmée »C'est sans conteste le système le mieux adapté aux nécessités de programmation de la main-d'?uvre. « La culture fruitière suppose une réponse immédiate aux besoins : lorsque la fraise est prête, il faut la récolter immédiatement, explique José Luis García Palacios, président de Asaja pour la province de Huelva, la principale organisation agraire. Aussi devons-nous planifier à l'avance notre campagne pour être sûrs de disposer de la main-d'?uvre nécessaire au moment adéquat. Dès juillet, grâce à l'embauche à l'origine, nous pouvons commencer à préparer à la fois la campagne d'ensemencement qui commence à l'automne et celle, postérieure, des récoltes. » Les syndicats appuient le système, tout en demandant son perfectionnement : « L'idéal serait que l'immigrant puisse enchaîner les récoltes successives qui ne se réalisent pas au même moment, comme l'olive, les agrumes, la fraise et la pêche, pour que son cycle de travail s'élargisse », observe Antonio Perianes. Le système a en outre permis de réduire considérablement dans la province la présence des immigrants illégaux, qui savent que leurs perspectives d'emploi sont réduites.Mais l'embauche « à l'origine » n'est pas le seul élément qui limite les possibilités de transfert vers les champs des laissés-pour-compte des autres secteurs. « Il est illusoire de croire que l'agriculture puisse à elle seule prendre en charge les trop-pleins de main-d'?uvre des autres secteurs productifs », observe Luis Angel Hierro, professeur à la faculté d'économie de l'université de Séville. « Dans l'Histoire, ce sont au contraire ces autres secteurs qui ont progressivement absorbé la main-d'?uvre qu'expulsait l'agriculture au fur et à mesure qu'elle se modernisait. L'évolution inverse ne va évidemment pas se produire, pas plus en Andalousie qu'ailleurs dans le monde. » Et de conclure : « Si le chômage est supérieur en Andalousie, c'est avant tout en raison du plus grand poids des emplois de faible qualification, fruit notamment de la structure de notre système productif : le poids de l'industrie est inférieur de six points à la moyenne nationale. Et si nous voulons résoudre notre problème de chômage, il faut avant tout songer à stimuler les emplois de plus grande productivité, plutôt que d'attendre que la fraise nous tire d'affaire ! »
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