« Nous allons assister à une montée du rigorisme »

Le monde d'après Chaque jour, cet été, nous interrogeons un grand témoin de l'actualité sur l'après-crise. Pour Stéphane Rozès, spécialiste des études d'opinion, la crise révèle les contradictions dans lesquelles vivent les individus et appelle à une plus grande cohérence entre ce qu'ils souhaitent et ce qu'ils vivent.interviewStÉphane RozÈs PolitologueComment les Français ont-ils perçu la crise ?Comme un traumatisme. Lacan disait : « La réalité, c'est quand on se cogne dedans. » Les Français nous disent à la fois que cette crise vient de l'extérieur, du monde financier anglo-saxon et qu'elle est systémique et inévitable. Il faut l'interpréter comme le fait que cette crise exhume les tensions qui étaient les leurs et qui devenaient difficiles à tenir. Les individus ont intériorisé les contradictions entre capitalisme entrepreneurial et financier. Le premier permettait aux personnes de se projeter dans l'avenir au travers de l'idée de progrès ou de marché et d'une Europe assimilée à une « France en grand », capable de faire perdurer notre modèle dans la mondialisation. Il permettait l'extension de la revendication de droits socioculturels et de la consommation.Le capitalisme financier remet en cause ces cohérences anciennes. La finance prime sur l'économie, l'actionnaire sur le manager, le consommateur sur le salarié, l'épargnant sur le citoyen, les marchés sur les gouvernants. L'avenir devient incertain, l'horizon s'éloigne, on pense que demain sera pire qu'aujourd'hui, d'autant que les ressources de la planète s'avèrent épuisables. Face à cette contingence du cours des choses, les individus redécouvrent des valeurs de communion tout en continuant de se mettre à l'abri du voisin et de consommer pour se distinguer. Cette crise devait arriver parce que les conduites des individus étaient de plus en plus en contradiction avec leurs représentations sur le souhaitable de long terme.Pensez-vous que les Français vont changer avec la crise ?Oui, on va assister à une montée de rigorisme ou, en tout cas, à une plus grande cohérence chez les individus entre ce qu'ils disent et ce qu'ils font. Aujourd'hui, ils vivent deux vies. Pour préserver leurs situations, ils espèrent que le système tienne et qu'ils en fassent partie, mais ils sont également convaincus que les choses devront changer après la crise. Dès maintenant, ils reconfigurent leur imaginaire à partir d'un nouveau compromis entre le souhaitable et le possible. Comme ce dernier se voit restreint (perte d'emploi, moins de ressources?), c'est le souhaitable qui est retravaillé. Ainsi, on veut « consommer moins mais consommer mieux »Quelles sont ces nouvelles valeurs qui vont émerger ?Des valeurs de communion : solidarité, partage, échanges non marchands, toutes entraides locales, utilité sociale du travail, frugalité? Le besoin de se retrouver, dans des récits communs, s'exprime dans les consommations culturelles. Se reconfigure également le rapport au bonheur, au progrès, au futur.Qu'est-ce que cela veut dire pour les entreprises ?L'après-crise se prépare maintenant pour les entreprises. Ce travail des individus sur eux-mêmes va les amener à être intransigeants avec leurs incohérences entre identités, messages et conduites. Ainsi, les entreprises communiquent désormais plus sur leurs valeurs que sur la qualité ou les prix de leurs biens et services. Mais les consommateurs, à 63 %, ne les croient pas. Avec la crise, elles vont devoir crédibiliser leurs discours, développer une communication par la preuve de leur engagement environnemental et sociétal, à commencer d'ailleurs par la façon dont elles traitent leurs salariés. L'avenir appartient aux entreprises qui sauront se laisser absorber par la société en dialoguant avec elle.N'est-ce pas une vision un peu trop idéaliste de l'après-crise ?L'imaginaire des individus avance plus vite que celui des décideurs économiques et politiques. Mais il n'y aura pas de statu quo. Néanmoins, l'individu ne peut pas faire seul un travail sur lui-même pour résoudre ses contradictions. Son environnement doit l'aider. Dans le monde de l'économie, managers, salariés et consommateurs convergent potentiellement pour que la création de valeur utile l'emporte sur une valorisation immédiate des entreprises en Bourse. Au politique de s'en assurer. Sinon, l'individu, ne pouvant résoudre ses contradictions, pourrait les expulser hors de lui et recourir, pour se préserver, au « bouc émissaire », à l'autoritarisme et au populisme.Comment faire pour éviter ces dérapages ?En France, le rôle du politique est central dans les représentations et les conduites des individus. Les citoyens sont très attentifs aux messages des politiques, le volontarisme d'État rassure, comme le prouve le bon niveau de notre consommation. Seul le politique a la légitimité pour tenir ensemble, et dans le temps, le salarié, le consommateur, l'épargnant, l'usager, le résident au travers du citoyen en veillant à ce que les arbitrages individuels privés de court terme soient en cohérence avec le souhaitable commun de long terme. Le politique doit construire un dépassement commun.Propos recueillis par Éric BenhamouDemain, suite de notre série avec l'interview d'André Orléan.
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