« Une révolution dans la manière de vivre ensemble »

le monde d'après Chaque jour, cet été, un grand témoin de l'actualité livre sa vision de l'après-crise. Pour l'universitaire Jean-Pierre Dupuy, spécialiste des sciences, nous devons prendre conscience que le mode de vie actuel des pays développés ne peut plus se perpétuer indéfiniment.interview JEAN-PIERRE DUPUY Partagez-vous l'idée qu'un monde nouveau va sortir de la crise actuelle ?La crise financière de l'automne 2008 est un épiphénomène, un symptôme. Il faut beaucoup d'arrogance ? de la part de ceux qui s'estiment en position de « refonder le capitalisme » ? ou de naïveté ? de la part de ceux qui, ne l'ayant pas vu venir, la comparent à une catastrophe naturelle, un « tsunami » ? pour penser qu'elle marque une rupture fondamentale dans l'histoire du monde et qu'il y aura un avant et un après. Il s'agit plutôt d'un soubresaut, particulièrement important, certes, dans une évolution de la société mondiale qui peut la mener, soit vers l'abîme, soit vers une humanité globale consciente de son destin commun. Bien avant que cette crise n'éclate, nous savions que le mode de vie des sociétés dites développées n'était pas généralisable à toute la planète ni susceptible de se perpétuer indéfiniment. Viendrait donc un moment où la conscience de cette double impossibilité serait telle que la complexe et fragile logique des anticipations, qui soutient la croissance du capitalisme, se déréglerait et même s'effondrerait brutalement. De même que la pyramide de Madoff n'est stable que si l'on croit qu'elle va s'évaser à perpétuité, de même que le mécanisme des subprimes implique que l'on se persuade que la valeur des biens immobiliers continuera toujours de grimper, et que tout se casse la figure au moment où l'on comprend qu'il n'en est rien, le capitalisme s'effondrera lorsqu'on cessera de croire à son immortalité. Nous en sommes encore loin.La crise écologique est un problème plus sérieux ?La crise écologique elle-même, malgré sa gravité extrême, n'est aussi qu'un symptôme. Je déteste le mot « environnement ». Les choses importantes ne sont pas autour de nous mais en nous. Nous ne détruisons pas la nature parce que nous la haïssons : qu'est-ce que cela voudrait dire ? Nous la détruisons parce que nous nous haïssons les uns les autres. Dans un duel, ce sont souvent les tiers innocents, qui ne faisaient que passer, qui prennent les coups les plus durs. La destruction de la nature et la violence intestine des hommes s'alimentent mutuellement. Comme disait Ivan Illich (1), ce n'est pas de transports économes en énergie, peu polluants, sûrs que nous avons besoin : c'est d'une organisation de l'espace et du temps qui nous rende heureux à tout moment d'avoir le centre du monde sous nos pieds. Un espace-temps troué de zones entières privées de beauté et de sens, que l'on cherche à franchir au plus vite, même si on le fait de façon « verte », reste un espace-temps aliénant. « Développement durable », « croissance verte » sont des slogans pour ceux qui croient encore pouvoir résoudre la quadrature du cercle.Face à la crise écologique, il est à prévoir que nos démocraties d'opinion seront impuissantes. Partagées entre l'insouciance et le catastrophisme panique, elles réagiront beaucoup trop tard. Il est probable en effet que des formes de ce que j'appelais autrefois avec André Gorz (2) un « écofascisme » se feront alors jour. Le moralisme est haïssable. Ce n'est pas parce que les 4×4 sont le « mal » qu'il faut que leurs propriétaires les abandonnent. C'est parce que ceux-ci sacrifient plus du quart de leur vie éveillée à leur engin, soit en se déplaçant effectivement, soit en travaillant pour se payer les moyens de leurs déplacements. Rapporté à la distance moyenne parcourue, cela donne une vitesse de 6 kilomètres à l'heure. Le vélo est bien plus performant !Mais n'est-ce pas une régression au regard du progrès scientifique ?L'optimisme béat consiste à ne pas se préoccuper de ces questions car, pense-t-on, la science et la technique nous sortiront d'affaire comme elles l'ont toujours fait dans le passé. Recevant la médaille d'or 2009 du CNRS, le physicien Serge Haroche affirmait que « c'est la science qui permettra de résoudre tous les problèmes qui nous seront posés à l'avenir, qu'ils soient politiques ou sociaux ». Ce scientisme est irresponsable. La science et la technique seront utiles certes, mais à condition qu'elles ne se substituent pas à une révolution dans la manière dont les hommes vivent ensemble.Le risque n'est-il pas de favoriser un relativisme et un irrationalisme fortement présents dans la société ?La montée en puissance du relativisme et de l'irrationalisme ? Il faut sortir et du médiatique et de l'Hexagone. Ce qui me frappe, au contraire, c'est l'emprise croissante d'un rationalisme étroit qui suscite en retour un rejet de la raison. Les terroristes du 11-Septembre en sont l'illustration caricaturale : des ingénieurs formés à l'occidentale doublés de fanatiques mortifères. nPropos recueillis par Robert Jules (1) Critique de la société industrielle et penseur majeur de l'écologie politique, Ivan Illich (1926-2002) a publié « la Convivialit頻, « Une société sans école » ou encore « Némésis médicale ».(2) André Gorz (1923-2007), journaliste et philosophe français, l'un des principaux théoriciens de l'écologie politique.Demain, suite de notre série avec l'interview de Raphaël Enthove
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