L'économie, sans convictions

François Mitterrand, qui s'est éteint hier à 79 ans, avait eu, dit-il, « une enfance heureuse ». Et surtout, il ajoutait : « Je trouvais que le monde était beau, harmonieux ». Singulier éveil, pour le futur tribun de la gauche française, élu président de la République en 1981 pour « changer la vie ». En fait, ni dans cette enfance charentaise harmonieuse et bourgeoise, ni dans les premiers pas de l'homme en politique, ni dans le plein exercice du pouvoir durant quatorze ans, on ne trouve la clé d'une véritable conviction économique et sociale. Seule l'obsession de l'Europe anima continûment cet « animal » politique, qui s'obstina si bien à conquérir le pouvoir et à le conserver. Le plus étonnant est qu'il y réussit en s'appuyant sur les forces de gauche, après avoir ancré sa carrière politique à droite, voire à l'extrême droite. D'où un parcours que ses plus proches amis saluent comme exceptionnel, et que d'autres persistent à juger ambigu. Le fait est que si la France s'est modernisée en quatorze ans, réformant en profondeur ses structures industrielles, s'ouvrant à l'extérieur et annihilant l'inflation, elle compte aujourd'hui quelque cinq millions d'exclus. Porté au pouvoir en pleine crise Rien, il est vrai, ne prédisposait François Mitterrand à s'intéresser à l'économie. N'était son aspect moral : la méfiance envers l'argent cultivée dans sa famille, où la production vinaigrière en rapportait suffisamment. Mais si de Gaulle avait pu prétendre sans risque que « l'intendance suivra », le même détachement n'était plus de mise en 1981. Surtout pour l'élu du 10 mai, porté au pouvoir en pleine crise par l'attente née de la relance, du « programme commun » et de la rupture avec le capitalisme. François Mitterrand en appliquera cependant très vite les premiers principes : la retraite à soixante ans, les 39 heures, la revalorisation du salaire minimum, la cinquième semaine de congé, l'embauche massive de fonctionnaires, les nationalisations et l'expression des salariés dans l'entreprise... Il se donne comme premier objectif d'abattre « le mur de l'argent ». Mais il refuse de dévaluer, au motif qu'on « ne salue pas l'arrivée de la gauche par une dévaluation ». Cela le contraindra peu de temps après à s'y résoudre trois fois, exactement et au jour près, comme Léon Blum en 1936. La même improvisation préside au renvoi sine die de toute réforme fiscale - à l'exception de la création de l'impôt sur la fortune - bien que le poids des cotisations sociales, assises sur les seuls salaires, soit à l'évidence un frein à l'emploi. Le président, intervenant à la télévision, bloque toute initiative à cet égard dès 1982, en se donnant comme seul objectif de limiter le taux des prélèvements obligatoires. L'objectif figurera à nouveau dans la « Lettre aux Français » de 1988, à côté du « ni-ni » - ni nationalisation ni privatisation. Le second septennat est ainsi marqué par un relatif immobilisme, en dépit de profondes restructurations industrielles opérées à partir de 1984, et de leurs conséquences sur l'emploi. Exceptions fiscales notables : la CSG, imposée dans la douleur par Michel Rocard, et les considérables allégements d'impôts consentis, au nom de l'Europe et de l'ouverture sur l'extérieur, aux entreprises et aux épargnants. « Fidélité de toujours à l'idéal européen L'Europe ! Jacques Delors ne s'y est pas trompé, saluant hier « la fidélité de toujours à l'idéal européen ». Jamais la conviction de François Mitterrand ne s'est démentie depuis 1948 au moins, lorsqu'il participa au premier Congrès européen, où fut popularisée l'idée de construire une Europe unie sur les décombres de la guerre. Il était donc logique que, trente-quatre ans plus tard, la « rupture avec le capitalisme » fût sacrifiée sur cet autel et que, en 1983, le président choisisse de maintenir le franc dans le Système monétaire européen. Plus étonnant est le choix fait après la chute du mur de Berlin. L'idée de laisser le deutsche mark se réévaluer en solitaire fut alors rejetée à Paris. Ce qui revenait à faire subir à la France l'inéluctable poussée des taux d'intérêt allemands, tant la réunification nécessitait de capitaux. Le portrait d'homme de gauche de François Mitterrand pâtit évidemment des conséquences de cette politique, en dé-pit de la rhétorique du tribun dénonçant « l'argent qui corrompt, l'argent qui écrase, l'argent qui tue, l'argent qui ruine et l'argent qui pourrit jusqu'à la conscience des hommes ». Certes, le RMI a été créé pour apaiser les plus graves conséquences du chômage, et l'interruption volontaire de grossesse fut finalement remboursée par la Sécurité sociale, malgré les réticences initiales du président. Mais durant les deux septennats de François Mitterrand, la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises, charges sociales comprises, a chuté de 69 % à 60 %. L'impôt sur les sociétés a baissé de 50 % à 33 %. La fiscalité de l'épargne a toujours été privilégiée par rapport à celle pesant sur le travail. Et si l'esprit d'entreprise fut réhabilité, on s'interroge aujourd'hui : le doit-on à une véritable adhésion des salariés ou à la menace du chômage ? JEAN-FRANÇOIS COUVRAT
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