Sully, ou les prospérités de la vertu

Le 16 décembre 1600, le cardinal Pietro Aldobrandini, légat et neveu du pape Clément VIII, unit dans la cathédrale de Lyon le roi de France et de Navarre Henri IV, 47 ans, à Marie de Médicis, vingt-six ans, fille du grand-duc de Toscane. Si le roi se remarie, c'est évidemment pour s'assurer une descendance légitime à la nouvelle ? et donc encore fragile ? dynastie des Bourbons. Mais le choix de la princesse italienne n'est pas le fruit du hasard ou du dieu Amour. Derrière ce choix, il y a la figure du surintendant des Finances, Maximilien de Béthune, pour qui la nécessité d'un mariage doit en servir une autre : celle de réduire l'immense dette de la Couronne. Car avant d'être grands-ducs, les Médicis sont des banquiers et règnent sur la place financière de Florence, où circulent, dit-on, 3 millions de livres de créances royales. La dot de l'épousée pourrait donc venir en déduction de la dette de l'Etat. La négociation du contrat de mariage prend donc des allures de réunions de créanciers. Finalement, le Grand-Duc accorde une dot considérable de 1.800.000 livres, dont 750.000 viennent en déduction de la dette française en Toscane. Avec le mariage royal, c'est donc un quart de la dette florentine de la France qui disparaît. Maximilien de Béthune, qui deviendra en 1606 duc de Sully, nom sous lequel la postérité va le connaître, peut être satisfait de ce mariage, même s'il porte pourtant en germe sa mise à l'écart après la mort du roi. Car sa tâche est immense et il n'est pas de petite ristourne. En 1588, un an avant l'arrivée sur le trône d'Henri IV, la dette du royaume donnait le tournis : 133 millions de livres, pour des revenus annuels de l'Etat d'une vingtaine de millions. C'est le fruit d'un XVIe siècle désastreux pour les finances publiques. Malgré leur bonne volonté, François Ier et son fils Henri II ont mis le Trésor à rude épreuve par leurs guerres contre les Habsbourg. En 1536, la Couronne émet la première rente perpétuelle qui offre un taux de 1/12e l'an. Elle échappe aux interdictions religieuses sur l'usure puisque l'on ne rembourse pas le capital. L'invention n'est cependant bonne que si l'on n'en abuse pas. En réalité, elle creuse encore les dépenses d'une couronne qui vit au jour le jour et emprunte pour rembourser et pouvoir réemprunter. En 1558, Henri II cesse de rembourser. Après la faillite du roi d'Espagne Philippe II, l'année passée, plus aucun banquier n'accepte de lui avancer des fonds. Pourtant, un an plus tard, lorsque, lors d'un tournoi, la lance du comte de Montgomery vient se loger dans l'oeil du roi et le tue, le Trésor royal est encore agonisant.Trois ans plus tard, le massacre des protestants à Vassy par les hommes du duc de Guise déclenche les guerres de Religion. Pendant trente six ans, la monarchie française tente de survivre au milieu des partis et des désastres. Et pour cela, tous les moyens sont bons : on paie des soldats, évidemment, mais aussi le ralliement, plus ou moins définitif des factieux qui se montrent très gourmands. En 1576, par exemple, pour obtenir la paix, Henri III doit verser 6 millions de livres à l'électeur palatin du Rhin Jean Casimir qui avait pris en otage le surintendant des Finances et pillé l'est du pays. Et les pensions pour calmer les « malcontents » se multiplient. Où trouver les fonds ? D'abord dans les poches des contribuables. Les recettes attendues de la taille, l'impôt direct, sont multipliées par 2,5 de 1576 à 1588. Celles de l'impôt indirect sur le sel, la gabelle, par trois. Sans garantie de retour, cependant, car la guerre et les fréquentes révoltes antifiscales rendent les rentrées d'impôt aléatoires. D'autant que la collecte est confiée à des particuliers qui avancent les futurs revenus et se servent au passage. Alors, il faut encore emprunter : Henri III émet 19 nouvelles rentes en quinze ans et demande de l'argent à tout le monde : la reine d'Angleterre, les cantons suisses, les nobles, son amant Joyeuse. Le poids de la dette devient vite insupportable et il faut dévaluer pour que l'inflation en mange une partie. Mais ce n'est pas encore assez. Il faut vendre. Des charges et des offices, souvent inutiles, sont créés en nombre. On se résout même à aliéner les biens de l'Etat et ceux de l'Eglise. Les joyaux de la Couronne seront gagés jusqu'en 1607. Lorsque Sully devient surintendant des Finances en 1598, il comprend que le redressement financier est aussi un enjeu politique. Avec un Trésor dépendant de ses créanciers, banquiers italiens mais aussi nobles et courtisans, l'affermissement de l'autorité royale est impossible. Le très calviniste Sully prend alors des mesures énergiques. Les premières tenaient du réalisme : un tel niveau d'endettement n'était pas tenable. Le ministre propose donc aux créanciers de la Couronne ce choix : renoncer à une partie de leurs dettes ou de leurs rentes ou tout perdre. En menaçant d'une banqueroute qui aurait sans doute provoqué un tremblement de terre financier en Europe, Sully parvient à réduire la charge de la dette. La manoeuvre n'est cependant utile que si l'on parvient à ne plus contracter de dettes dans le futur. Une vaste réforme fiscale est organisée. On réduit le poids devenu excessif de la taille, mais on augmente les taxes indirectes : gabelles, aides et droits de douane. Parfois l'on va d'ailleurs trop loin. En 1602, une nouvelle taxe de 5 % sur l'entrée des marchandises dans les villes, le « sol pour livre » doit être abandonnée en raison d'émeutes récurrentes. Sully se tourne alors vers les détenteurs de charges et d'offices d'Etat. Il propose de rendre ces dernières héréditaires moyennant le paiement d'une taxe annuelle, la « paulette », qui rapportera 1 million de livres par an. Système à la longue vicieux, mais qui apporte des revenus réguliers au Trésor. Pour finir, le surintendant des Finances veut améliorer l'efficacité de l'administration fiscale, ce qui, dans son esprit, signifie sa centralisation. Les particularismes locaux sont réduits, le maillage fiscal par l'administration est amélioré et des commissaires permanents sont envoyés dans les provinces, préfigurant les intendants du règne de Louis XIII. Lorsque Henri IV périt sous le poignard de Ravaillac, le 14 mai 1610, la forteresse de la Bastille, gouvernée personnellement par Sully, abrite une réserve d'une demi-année de recettes. Le ministre a, en douze ans, montré que la vertu budgétaire était non seulement possible, mais souhaitable pour l'affermissement du pouvoir monarchique. Cinquante ans plus tard, Colbert saura s'en inspirer. Mais, à chaque fois, la monarchie française ne voit dans ces redressements que de nouvelles occasions de dépenser. Sully est remercié en 1611 par Marie de Médicis qui entend désormais mettre le Trésor à sa disposition et à celle de ses proches, comme Concini. A la fin du siècle, Louis XIV ruinera par ses guerres le redressement colbertiste. L'idéal vertueux de Sully sombrera alors corps et âme.
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