Derrière les mots de ? Christine Lagarde

La crédibilité de la ministre de l'Économie, des Finances et de l'Emploi a failli payer un lourd tribut cette semaine à l'affaire Proglio. Prononcée mercredi à l'Assemblée nationale en pleine bronca des députés de gauche contre le double salaire accordé à Henri Proglio (1,6 million d'euros à EDF et 450.000 euros d'indemnités comme président non exécutif de Veolia, cette réponse de la ministre a laissé entendre qu'il y a un marché des grands patrons, et que l'État, comme tout autre actionnaire, est bien obligé de s'y référer quand il cherche à recruter des talents, serait-ce pour diriger une entreprise publique. Mais Christine Lagarde a été prise en flagrant délit de contradiction, puisque quelques mois plus tôt, en novembre, devant le Sénat, elle avait assuré que le nouveau président d'EDF n'aurait qu'« une seule et unique rémunération ». Obligée de se déjuger en service commandé, alors même qu'à Bercy elle n'était pas favorable à la double fonction réclamée par Henri Proglio comme condition de son passage à EDF, la ministre a dû être soulagée de voir le PDG d'EDF renoncer de lui-même à sa rémunération chez Veolia, sous la pression de l'opinion et sans doute de l'Élysée. Alors s'il est vrai que désormais Henri Proglio ne gagne pas plus que quand il était patron de Véolia ? il a gagné 1,6 million d'euros en 2008, une mauvaise année puisqu'en moyenne, sa rémunération atteignait 2 millions les années précédentes ?, la polémique ne s'est pas éteinte pour autant. Vendredi, alors que des responsables socialistes réclamaient la démission d'Henri Proglio, la controverse s'est étendue à la retraite chapeau de 13 millions d'euros à laquelle il a toujours droit chez Veolia et, comme par un coup d'accordéon, à la question du maintien de sa « double présidence », chez EDF et dans son ancienne entreprise. Dès lors qu'il a désormais passé le flambeau à Antoine Frérot chez Veolia, qui a mis en place de nouvelles équipes, comment justifier cette situation baroque, voire unique au monde, qui trouble tous les spécialistes de la gouvernance d'entreprise. Il y a en effet dans cette double casquette, un risque de conflits d'intérêts potentiels. En s'accrochant à cette idée d'une double rémunération, pour finalement y renoncer, Henri Proglio a pris le risque de réveiller les interrogations sur l'avenir de la relation EDF-Veolia. Pourquoi l'État a-t-il accepté cette double fonction, alors qu'au départ même Nicolas Sarkozy n'y était pas favorable ? Et si la raison cachée de cette exigence d'Henri Proglio était de protéger Veolia, très endetté, contre les appétits de prédateurs étrangers. La volonté d'Henri Proglio de conserver une présidence non exécutive chez Veolia en plus de la présidence d'EDF s'explique aussi par des enjeux de politique industrielle, assez proches de ce que l'on a vu avec Gérard Mestrallet et la fusion GDF Suez. Diane Ségalen, vice-présidente de CTPartners, cabinet de chasseurs de tête : "Proglio est une bonne affaire pour le contribuable".Combien faut-il payer un patron d'une entreprise comme EDF, qui a certes un actionnariat majoritairement public, mais qui est inséré dans la compétition mondiale et joue un rôle stratégique dans l'énergie, avec des enjeux internationaux majeurs et très complexes ? À l'évidence cher. Certes, EDF n'est pas une entreprise comme les autres, avec des contraintes sociales spécifiques liées au statut de ses salariés. Mais c'est aussi une très grande entreprise mondiale, garante de l'indépendance énergétique de la France. Combien de patrons français peuvent en prendre la tête, dès lors que le chef de l'Etat, à juste titre à mon avis, a décidé de recruter un vrai patron manager, et pas de parachuter un haut fonctionnaire méritant ? À l'évidence, très peu sur le marché, d'autant plus étroit qu'il est aujourd'hui inenvisageable de confier EDF à un patron non français... Plusieurs candidats ont été cités ou sollicités, dont Patrick Kron (Alstom). La plupart n'ont pas souhaité diriger une entreprise publique, en partie sûrement pour ne pas renoncer à leur rémunération et leurs avantages (stock-options, retraite). Henri Proglio a choisi de relever ce défi, à 60 ans, pour finir sa carrière, mais l'honneur de diriger EDF ne signifie pas renoncer à ses propres intérêts. L'État n'a pas choisi Henri Proglio par défaut ? c'est un patron exceptionnel qui a fait ses preuves chez Veolia ?, mais parce qu'il présentait le bon profil. Je ne vois pas pourquoi Henri Proglio aurait dû abandonner la retraite chapeau à laquelle il a cotisé dans un groupe où il a fait l'essentiel de sa carrière. C'est une fausse polémique. En revanche, la double fonction de président opérationnel d'EDF et de président non exécutif de Veolia pose un problème de gouvernance. Je peux comprendre le désir d'Henri Proglio, très attaché à son ancien groupe, d'organiser sa succession avec Antoine Frérot en douceur, mais une telle transition ne peut pas durer très longtemps. Qu'il ait défendu ses intérêts au cours de la négociation avec l'État, qui pourrait le lui reprocher. Mais ce principe d'une double rémunération déguisée ne tenait pas la route et il a eu la sagesse d'y renoncer. En tant que chasseur de tête, l'État a bien travaillé en recrutant Henri Proglio pour EDF, mais les conditions posées ont créé des conditions bancales et, on l'a vu cette semaine, finalement assez fragiles. Il a obtenu une augmentation de son salaire à EDF, mais qui peut dire que 1,6 million d'euros, c'est trop ? Regardons le marché mondial des patrons dans l'énergie : le patron de RWE en Allemagne a gagné 7 millions d'euros en 2008 ; celui de E.ON, 3,8 millions d'euros ; celui de Constellation, 1,3 million de dollars en cash et 2 millions de dollars de stock-options. Seul Fulvio Conti chez l'italien Enel fait moins bien avec 1,2 million d'euros. Henri Proglio est dans la partie « basse » du marché, et une bonne affaire pour le contribuable français ! Philippe Poincloux, managing consultant de Towers Watson en France : "ce sont les performances qui déterminent la rémunération".Il y a indéniablement un marché pour les patrons, mais il n'est pas le même pour tous. C'est un marché à plusieurs vitesses. Ceux dont les performances n'ont pas été à la hauteur des attentes des actionnaires ou des financiers sont forcément moins bien cotés que les dirigeants de grands groupes mondiaux qui ont fait leurs preuves internationalement. Un Lindsay Owen-Jones chez L'Oréalcute;al a probablement été démarché par Procter & Gamble. Carlos Ghosn, le patron de Renault-Nissan, a dû voir tous les grands constructeurs américains lui faire les yeux doux pour piloter leur restructuration. Quand Philippe Varin a accepté de revenir chez PSA-Peugeot-Citroën, il travaillait pour Corus, un groupe métallurgique anglo-néerlandais racheté par l'indien Tata Steel. De telles expériences internationales se paient cher. Au nom de quoi un patron qui est sollicité par une autre entreprise devrait-il être moins bien payé. C'est valable aussi en France. Si vous êtes le patron de Veolia, géant mondial de l'environnement, pourquoi accepter de partir chez EDF, groupe public, pour un salaire inférieur ? Il était donc légitime d'augmenter le salaire du patron d'EDF. Le cas posé par Henri Proglio est éminemment politique. Certes, quand on va diriger une entreprise publique, on sait que la rémunération est inférieure à celle d'un groupe du CAC 40 ! Mais la question du salaire des patrons demeure plus sensible que jamais avec la crise. Il y a une déconnection entre le quotidien vécu par 99 % des gens et la perception de cette réalité par un microcosme parisien. Au fil des scandales fortement médiatisés ces dernières années, qui laissent des traces durables dans les entreprises, les patrons sont devenus dans leur grande majorité plus raisonnables sur la question de leurs rémunération, à quelques rares exceptions près. Les comités de rémunération sont désormais très responsabilisés sur leur rôle, notamment dans l'application du nouveau code Afep-Medef. Le problème, c'est quand la révélation d'un seul excès jette l'opprobre sur une catégorie de personnes qui sont certes très bien payées, mais exercent des responsabilités difficiles. Beaucoup de dirigeants d'entreprises qui marchent très bien ont d'ailleurs décidé d'avoir un salaire raisonnablement élevé au regard du marché afin de ne pas faire parler d'eux. Hervé Joly, chercheur au CNRS, université de Lyon : "il n'y a pas de réél marché du patron"Le monde a sans doute changé, mais on n'observe pas encore l'émergence d'un réel marché international pour les patrons de grandes entreprises. Je ne vois pas d'exemple de débauchage actif d'un grand patron en poste dans une entreprise française par une entreprise étrangère, comme d'ailleurs dans les autres pays européens. Il existe certes quelques exemples de recrutement de managers étrangers à la direction générale, comme récemment chez Alcatel ou Sanofi-Aventis, mais il faut davantage les analyser comme des opportunités saisies par des dirigeants en panne d'avancement dans leur propre pays que comme une nouvelle tendance de fond. De même, les expatriés français arrivés à des postes de direction à l'étranger doivent souvent davantage leur promotion à leur carrière à l'international, ou à leurs difficultés de carrière en France, qu'à un recrutement plus agressif. Bref, on est rarement venu les chercher comme les grands clubs étrangers le font pour les footballeurs ! Mais l'absence d'un mercato des PDG ne rend pas pour autant illégitime la demande des patrons français d'avoir des rémunérations équivalentes à celles de leurs collègues étrangers ; ils ont simplement réglé la question avant même qu'elle ne se pose, en alignant ces dernières années leur rémunération globale sur les pratiques observées chez leurs voisins? qui eux-mêmes peuvent en retour tirer argument des salaires français... La polémique autour de la nomination d'Henri Proglio à la tête d'EDF pose, à mes yeux, une nouvelle fois, la question de la succession des dirigeants dans les entreprises contrôlées par l'État. Ce problème n'a jamais été réglé de manière convaincante, le patron en place parvenant rarement à imposer son dauphin en interne et, pour cause : c'est toujours l'État actionnaire qui a le dernier mot en la matière et qui profite souvent de l'occasion pour placer quelqu'un de politiquement proche. Seul, récemment, Jean-Cyril Spinetta a réussi à préparer sa propre succession en douceur chez Air France, compagnie dans laquelle l'État est minoritaire. Le pouvoir politique se révèle souvent très timoré en matière de promotion et a du mal à imaginer faire appel à quelqu'un qu'il ne connaîtrait pas comme grand patron. La nouveauté avec Proglio est qu'il s'agit non pas, selon la pratique habituelle, d'un haut fonctionnaire pour qui la direction d'une entreprise publique représenterait un grand avantage financier, mais d'un dirigeant venu du privé qui se retrouve à devoir faire un (très relatif) « sacrifice » de revenus.
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