Mirage et péril du gaz non conventionnel en Europe

C'est l'événement majeur du moment dans le monde de l'énergie : le gaz non conventionnel (plus précisément, le gaz de schiste), dont les immenses réserves commencent à être exploitées aux États-Unis, bouleverse les équilibres énergétiques. Chimiquement, gaz conventionnel et non conventionnel sont identiques. La différence entre les deux vient des contraintes géologiques et donc des processus de production. Si le gaz conventionnel se concentre dans des poches (relativement) faciles à capter, le gaz de schiste est éparpillé en microbulles coincées dans la roche à grande profondeur. Connus depuis longtemps, les gisements de gaz de schiste étaient inexploitables avant que les récentes avancées technologiques (forages horizontaux, fracturation de la roche par injection d'eau à haute pression, etc.) et la hausse du prix de l'énergie rendent ces réserves accessibles et rentables.Pour l'industrie pétrolière, c'est un nouvel eldorado ! Pour les responsables politiques américains qui, au contraire des Européens, n'ont pas l'habitude de gérer l'importation de leur gaz et prévoyaient de devoir importer du gaz liquéfié pour satisfaire la demande intérieure, c'est l'espoir de préserver leur indépendance gazière.L'engouement se fait aussi sentir en Europe, où les géologues pensent qu'il y a d'importants gisements. Des permis d'exploration ont été attribués, à Exxon Mobil en Pologne et en Allemagne, à Shell en Suède ou, tout récemment, à Total en France. Une intense campagne de lobbying vise à persuader les gouvernements européens de l'importance stratégique de ces ressources potentielles, arguant qu'elles contribueraient à assurer leur indépendance énergétique.Pourtant, si encourager le développement de ces ressources semble évident aux industriels, c'est loin d'être le cas d'un point de vue social et environnemental, sans parler de la rationalité économique qui reste à démontrer. Les problèmes environnementaux sont nombreux. La dispersion du gaz dans le sous-sol rocheux nécessite de multiplier les forages : des milliers de puits - espacés d'à peine quelques centaines de mètres - ont été forés sur les gisements américains. Admissible aux États-Unis, où les zones de production sont peu peuplées, cette multiplication des forages a peu de chance d'être socialement acceptée en Europe où, en raison de la densité de population, les forages auront lieu à proximité de zones habitées.De plus, la législation américaine fait du détenteur du terrain de surface le propriétaire des ressources du sous-sol, ce qui encourage l'exploration puisque chacun y voit une possibilité de s'enrichir ; au contraire, en Europe où les richesses du sous-sol appartiennent aux États, les propriétaires fonciers n'y ont pas intérêt.L'injection d'énormes quantités d'eau (de 10.000 m3 à 20.000 m3 par puits foré) pose aussi la question des priorités d'utilisation des ressources en eau, essentielles pour l'agriculture et l'alimentation en eau potable.Enfin, produire du gaz non conventionnel nécessite d'injecter dans le sol des produits chimiques pour faciliter la fracturation de la roche. Les compagnies refusent de révéler leur teneur (et donc leur éventuelle toxicité) au motif qu'il s'agit d'un secret de fabrication. La contamination par ces produits chimiques des nappes phréatiques, des sols et des rivières ne peut être exclue.La réglementation (encore à élaborer) en matière de traitement des eaux usées et d'utilisation d'adjuvants chimiques pèsera lourdement sur la rentabilité économique des projets. D'autant que selon les projections de l'évolution du marché gazier en Europe, la demande sera largement satisfaite par l'offre de gaz conventionnel (nettement moins polluant et moins coûteux à produire) provenant de la mer du Nord, de Russie, d'Afrique et même d'Asie centrale et du Moyen-Orient, grâce aux gazoducs et terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL) en construction et en projet !Dans ces conditions, développer le gaz non conventionnel en Europe consisterait à faire prévaloir des intérêts à court terme sur les objectifs de long terme en sacrifiant l'environnement au nom d'un fantasme industriel et d'un mirage géostratégique ! n Point de vue Philippe Copinschi Enseignant en  géopolitique de l'énergie à Sciences po, Paris.
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