Vers une nouvelle Europe comptable

Par Édouard Salustro, Président d'honneur du Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables.

On raconte qu'au début de la révolution de Juillet 1830, après la publication des ordonnances scélérates et avant les trois Glorieuses, le duc de Talleyrand aurait saisi sa montre et déclaré à ceux qui l'entouraient : "Messieurs, à dater de cette heure, la branche aînée des Bourbons a cessé de régner en France. " La crise que nous connaissons depuis le début de l'été, n'est-elle pas, d'une certaine manière, le coup de semonce annonçant la fin d'un processus, celui de l'indépendance absolue du Bureau des standards comptables internationaux (IASB) ? C'est évidemment aller vite en besogne que de conclure ainsi. À tout le moins, on peut quand même aujourd'hui affirmer que nous connaissons la fin d'une époque : celle d'autorités nationales et européennes ayant négligé leurs prérogatives de régulation ; celle de l'effet de mode de la "fair value" ; celle où le secteur financier (notamment français, relayé en son temps par les préoccupations du gouvernement français) pouvait tirer des sonnettes d'alarme sans susciter plus que des sourires apitoyés ; celle enfin d'une normalisation comptable à la remorque des enjeux de la seule information des investisseurs. Cette époque était au fond le résultat d'une histoire compliquée, dans laquelle l'IASC/IASB avait pu, de manière très autonome, définir une forme d'autorégulation comptable en profitant de l'absence de véritable gouvernance de la normalisation comptable, en Europe en tout cas. Simultanément, les États-Unis avaient choisi de longue date, dans ce domaine comme dans d'autres, de se tenir éloignés de la normalisation multilatérale.

Aujourd'hui, cette situation a radicalement évolué, du fait de la remise en cause du rôle et du fonctionnement de l'IASB, mais aussi celui des institutions européennes. Pourquoi ? Elles sont en fait de deux ordres. La première a été le formidable accélérateur de la crise financière de l'automne. Dans ce contexte d'urgence, l'IASB a certes réagi rapidement, en modifiant en 24 heures à la demande expresse de la Commission européenne la norme IAS 39, pour introduire la possibilité de déroger à la notion de "fair value" et y préférer, lorsque le marché rend impossible toute évaluation correcte, la référence à des modèles financiers permettant d'intégrer les perspectives futures et les résultats passés de l'entreprise (la notion de "mark to model", par opposition au "mark to market"). La seconde cause a pu passer inaperçue. C'est le tournant important pris par les États-Unis en faveur de la convergence comptable. Cette convergence est symbolisée par le communiqué commun IASB/FASB du 20 octobre 2008. C'est l'aboutissement d'un long processus, marqué en 2007 par la décision de la SEC permettant aux sociétés étrangères cotées aux États-Unis et établissant leurs comptes en IFRS de se dispenser d'une réconciliation avec les US GAAP. Plus récemment, à l'été 2008, la SEC a annoncé que les États-Unis adopteraient les IFRS à l'horizon 2013. Les décisions du G20 le 15 novembre à Washington constituent l'aboutissement de ce cheminement, qui est un vrai tournant majeur dans l'histoire des normes comptables internationales. Sous ce double effet, l'IASB et les régulateurs européens vont être contraints d'évoluer.

Les régulateurs européens vont voir leur champ d'action élargi et leur travail doctrinal approfondi, la notion de « mark to model » demandant l'élaboration d'une doctrine plus complexe pour éviter les effets de distorsion de concurrence. De ce point de vue, une réforme de l'European Financial Reporting Advisory Group (Efrag) est indispensable, ne serait-ce que pour renforcer ses moyens. On va donc arriver au bout du processus de viduité qui avait marqué la fin des grands règlements comptables communautaires des années 1970 et 1980.

Dans le même temps, l'IASB va définitivement quitter le modèle d'autorégulation qui avait présidé à son histoire depuis sa fondation en 1973 (en partant du benchmark des bonnes pratiques) pour entrer dans une phase de forte pression, tant des Européens que des Américains, qui verront bien leur intérêt à être les plus présents possible dans la gouvernance de l'IASB de façon à orienter ses travaux dans le sens de leurs préoccupations. La création d'un monitoring group, destiné à améliorer cette gouvernance, est un élément essentiel, et va sans doute être l'enjeu des rapports de force à venir entre Européens et Américains. Sommes-nous prêts en France à affronter cette nouvelle époque de la normalisation comptable ? La création de l'autorité des normes comptables (ANC) en 2007, sa mise en ?uvre et la clarification de son champ de compétences viennent à point pour permettre à la France de redonner de la voix là où on l'attend également : sur la création d'une vraie normalisation comptable européenne fondée sur les besoins des entreprises, et non sur les seules attentes des marchés financiers. Cette autorité devra également être très présente dans les débats communautaires et dans ceux de l'IASB new look. La nomination d'un président doté d'une vraie autorité morale et d'une expérience solide acquise notamment au CMF puis à la COB va être de ce point de vue un atout décisif.

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Commentaire 1
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Cet article est intéressant par ses mises en perspective. Il n'en reste pas moins lamentable que ce débat sur l'harmonisation des normes comptables internationales dure depuis des décennies sans jamais aboutir. Et pour le futur rien n'est encore gara...

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