L'ère de Lisbonne

Par François Lenglet, rédacteur en chef à La Tribune.

Si vous rencontrez un fédéraliste européen aujourd'hui, ne manquez pas d'essuyer ses larmes : c'est aujourd'hui qu'entre en vigueur le traité européen de Lisbonne. Raturée, dénaturée, couturée, cette "constitution" est proprement inintelligible pour tout esprit normal : elle est au jargon technocratique ce que la chapelle Sixtine est à l'art de la peinture - un monument qui forcera l'admiration des siècles à venir. Michel Rocard lui-même devrait avoir la migraine à la lecture de ces deux cent cinquante pages lardées de "subsidiarité", "organes concernés" et autres "compétences partagées".

Pour autant, l'entrée en vigueur de Lisbonne n'est pas un événement anodin. D'abord, parce que le texte a essuyé le feu de la démocratie. Français, Néerlandais et Irlandais l'ont refusé dans sa version initiale, par référendum. Ces "non" tonitruants ont retardé toute l'entreprise, mais ils l'ont aussi anoblie. Fût-il amendé, le traité est plus solide après avoir tenu compte de l'avis des peuples. Ensuite, au fil des réécritures successives, il s'est peu à peu éloigné du projet fédéraliste, pour devenir une sorte de règlement de copropriété qui ouvre de nouveaux champs communs et précise les modes de décision. Il était temps, vingt ans après la chute du Mur, de tirer les conséquences de l'élargissement qui, en changeant les mesures du projet européen, en a subrepticement transformé la nature. A vingt-sept, l'"union toujours plus étroite", projetée lors du traité fondateur de Rome, en 1957, est difficile et surtout moins désirée.

Ce texte indigeste a le mérite de faire entrer l'Europe dans une nouvelle ère. Moins de romantisme, moins de bonne volonté inconditionnelle mais, finalement, plus d'Europe. Moins de passion, plus de raison. Le projet d'unification du continent aura donc connu trois phases. La première, la plus longue, a vu les puissances européennes s'affronter militairement pour la suprématie. La deuxième, née dans les années 1920 avec Aristide Briand et son homologue allemand Gustav Stresemann, a tenté de dépasser les rivalités pour créer les "Etats-Unis d'Europe".

Un projet qui sera ressuscité après la Seconde Guerre mondiale et incarné par le Marché unique. La dernière, qui commence aujourd'hui, rompt avec l'idéalisme au profit d'une vérité simple : l'Europe nous est tellement nécessaire qu'il n'est plus nécessaire de supprimer les nations pour la faire vivre. L'inéluctable n'a rien d'exaltant, mais c'est la vraie victoire des pionniers.

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