Malaise dans l'entreprise, mal-être des salariés

Par Sophie Péters, éditorialiste à La Tribune.
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Le torchon brûle entre les directions d'entreprise et leurs salariés. Signe du divorce consommé : un nouveau jeu de société baptisé "Plan Social" rencontre un succès cynique depuis sa sortie, le 28 octobre dernier. Chacune des 52 cartes représente un salarié et transforme chaque joueur en actionnaire. Objectif : en licencier le plus possible pour réussir son "plan social" et gagner le droit de délocaliser dans un pays totalitaire où la main-d'oeuvre est bon marché. A l'heure où le pacte social est au bord du gouffre, l'engouement pour ce jeu déjà vendu à 3.000 exemplaires fait figure de triste exutoire au mal-être des salariés. Infantilisés et privés de marge de manoeuvre, les voilà amenés, comme des enfants au cours d'un jeu symbolique, à renverser les rôles pour mieux se libérer des "méchants". Car dans la vraie vie, les salariés se sentent hors jeu, y compris dans les décisions qui les concernent. Deux études viennent éclairer d'une lumière crue l'antichambre du malaise.

Celle d'Entreprise & Personnel, d'abord, sans appel sur les divergences entre salariés et entreprises. Les premiers accusent les secondes de s'être entièrement acoquinées avec les actionnaires, surengagées dans des logiques de mondialisation qui leur échappent, et de s'intéresser uniquement à la rentabilité, en étant totalement négligentes à leur égard. Le décrochage du corps social est plus grave qu'on ne le pense : seuls 21% des salariés interrogés estiment que l'intérêt des entreprises va dans le même sens que celui des salariés. Au seuil de 2011, 80% d'entre eux et 63% des DRH estiment ainsi que toutes les décisions se prennent d'en haut. Pire : 46% sont d'accord pour dire que ce ne sont pas leurs dirigeants qui décident mais leurs actionnaires. Près de 33% des DRH partagent cette opinion à titre personnel. Mais aussi près d'un salarié sur deux se sent mis continuellement sous pression pour des enjeux de productivité.

Au final, "que je travaille plus ou moins ne fait pas de différence" pour 60% ! Il serait faux de croire qu'on se heurte encore une fois à une classique et non moins caricaturale opposition patronat-salarié. Au siècle de la complexité, la lutte des classes ne fait plus recette. Celle du corps social, si. Car là où la mésentente est totale, pour ne pas dire absurde, c'est que 78 % des salariés jugent leur motivation et leurs capacités sous-utilisées, 57% s'en remettent volontiers à leur manager de proximité pour défendre leurs intérêts et 76% se disent fiers d'appartenir à leur entreprise. Quant aux situations de crise, 61% les estiment motivantes pour progresser.

Démotivés les salariés ? Non, malheureux, mal-aimés tout simplement. Pour preuve : ils soignent leur mal-être par un attachement à leurs collègues, une entraide au sein des équipes, ils fêtent leurs succès et se soutiennent le moral entre eux. Et souffrent plus d'un déficit de reconnaissance que d'un rejet de la valeur travail. Les DRH sont sur la touche. "Ils sous-estiment la diffusion de ces pratiques de convivialité et ont tendance à minorer l'engagement des salariés et, par conséquent, leur risque potentiel d'usure", note l'étude.

La Délégation sénatoriale à la prospective ne nous remontera, hélas, pas le moral. Elle s'est penchée à la demande de Gérard Larcher sur l'avenir du pacte social en entreprise et a pu constater "des relations sociales dégradées et une gouvernance déséquilibrée". Pour les sénateurs Joël Bourdin (UMP, Eure) et Patricia Schillinger (PS, Haut-Rhin), l'heure est grave. Leur étude fait état d'inégalités salariales croissantes, mais à l'inverse de revenus du capital en forte augmentation. Elle pointe du doigt l'autonomie promue par un discours managérial souvent illusoire. Et révèle, elle aussi, la translation du pouvoir vers des investisseurs financiers au sein d'entreprises plus grandes, mais composées d'établissements plus petits où les salariés sont éloignés des lieux de décision. Et les deux sénateurs de dénoncer "une recherche de productivité toujours plus orientée vers le court terme" qui mène au scénario du pire : "avec les contraintes multipliées d'organisations toujours plus finement calibrées en effectifs, les salariés endureraient une dégradation radicale du compromis sécurité-autonomie entraînant une prolifération de troubles psychosociaux, et une désincitation au travail."

Plutôt que de croire que le stress au travail trouvera son antidote dans des cours de yoga et des séances de relaxation à destination des salariés, dirigeants et gouvernants ont devant eux des remèdes plus exigeants et plus urgents à administrer : revalorisation du travail, réinscription des stratégies d'entreprise dans le temps long, redéfinition des critères de la performance... Le chantier est tout bonnement colossal.

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