Le Corbusier et autres chefs d'oeuvre

Alors que s'ouvre au public une série d'expositions consacrées à Le Corbusier, visite en Bourgogne de chefs d'oeuvre inégalement connus. par Pierre-Yves Cossé, ancien commissaire au Plan

En un weekend des chefs d'œuvre, inégalement connus et situés parfois dans des lieux peu fréquentés, notamment dans la Loire et en Bourgogne, peuvent être visités en combinant train et voiture. Dont le chef d'oeuvre de Le Corbusier à Firminy: un architecte majeur qui fait l'objet de plusieurs expositions, à l'occasion du cinquantenaire de sa mort, dont une qui ouvre ce 29 avril au Centre Pompidou à Paris.

Chefs d'œuvre à Firminy

Des chefs d'œuvre à Firminy ? Une galéjade ? L'ancienne ville noire construite sur un gisement de houille, devenue la ville-dortoir de Saint Etienne après la fermeture des usines métallurgiques, stagne après avoir vu sa population diminuer. Quoi voir ? Pour des visiteurs, pas nécessairement des experts, la réponse est claire : le site Le Corbusier, le plus grand site urbain qu'il ait conçu en Europe (20 000 visites par an)
L'initiateur est un homme politique mal traité par l'histoire : Eugène Claudius Petit. Fils de cheminot, autodidacte, grand résistant, il fut Ministre de la Reconstruction et de l'urbanisme de 1948 à 1952 et un des initiateurs de la politique nationale d'aménagement du territoire (1950) En 1974, ce catholique convaincu prononce, le troisième jour du débat sur l'avortement, un discours d'approbation de la loi Veil, d'une grande hauteur de vues.

Eugène Claudius Petit, l'initiateur

Faisant la connaissance de Le Corbusier lors d'un voyage aux Etats-Unis en 1946 et élu maire en 1953, il soumet (1954) au grand architecte, qui est en fin de carrière, ses projets pour un « Firminy Vert ». De cette collaboration sortiront, après bien des retards, l'église Saint Pierre, la Maison de la Culture, le stade et l'Unité d'Habitation.
Les sceptiques et grincheux ne sont pas convaincus. Les électeurs, plus rassurés par des lotissements de « ça- me-suffit » que par un habitat collectif d'avant-garde, n'ont pas réélu leur maire en 1971. Le béton brut a mal vieilli comme souvent dans les constructions de Le Corbusier, il est triste, voire lépreux, sauf lorsqu'il y a eu rénovation.
L'église Saint Pierre, achevée seulement en 2006 et à l'origine de nombreuses polémiques, se présente sous la forme d'une pyramide à base carrée, dont la monotonie est brisée par des gouttières apparentes et elle se termine en cône (une sorte de seau de charbon renversé...). La nef principale de plus de vingt mètres de haut est faiblement éclairée par d'étroits orifices dessinant la constellation d'Orion. L'acoustique est détestable. Rien à voir avec l'extase qui vous saisit à Ronchamp.
La Maison de la Culture avec sa façade inclinée dominant le stade se remarque dès l'arrivée sur le site. Installée sur une falaise artificielle, d'où l'on voit l'église, elle a posé des problèmes de fondations, résolus grâce un toit suspendu par une paire de câbles reliées aux façades. Avec le temps le toit a perdu son étanchéité et doit être rénové. Bâtie sur pilotis, son côté est effilé comme une proue de bateau. Ce n'est plus une Maison de la Culture à la Malraux ; comme la plupart des autres maisons, elle est devenue une simple maison municipale ouverte aux activités culturelles et sportives.

Une seule unité d'habitation construite sur les trois prévues

A l'origine, trois unités d'habitation et un centre commercial à leur pied étaient prévus. Compte tenu de la diminution de la population, des difficultés de financement et du rejet par une partie de la population, une seule (414 logements) a été construite et achevée en 1967. Après bien des malheurs (déficits, fermeture partielle) l'immeuble revit, selon des modalités nouvelles mais à la grande satisfaction de ses occupants. Les duplex ont été vendus en copropriété et ne cessent de prendre de la valeur. Au dernier étage, l'école maternelle, un bijou fonctionnel et lumineux, vient d'être rénové et l'Université de Saint Etienne va y installer une école internationale (métiers des patrimoines) L'animateur, qui fait visiter et habite avec sa famille dans l'unité, fait partager son enthousiasme. Appliquant tous les principes de Le Corbusier (proportions définies par le modulor, fenêtre-bandeau, pare-soleil, plan libre) les duplex sont fonctionnels, lumineux et esthétiques. On se voit y vivant. Et même les longues rues intérieures dans la pénombre sont accueillantes.
Les utopistes, qui ont rêvé à la Cité Idéale, silencieuse et verte, ont eu bien des difficultés lorsqu'il a fallu passer au réel et leurs conceptions initiales n'ont pas toujours résisté. Ils ont droit à notre reconnaissance, laissant en héritage un patrimoine vivant, qu'il convient d'adapter à nos besoins. Saluons les innovateurs des années 50, qui n'auront pas vu leurs projets réalisés, Claudius-Petit et Le Corbusier, alors que Firminy s'apprête à célébrer le cinquantième anniversaire de sa mort.

La Bâtie d'Urfé

Nous sommes au sud de Roanne, à Saint Etienne de Molard, en pleine campagne. Ne confondez pas Claude d'Urfé (1501-1558) le bâtisseur du château avec Honoré, l'auteur de l'Astrée, le premier roman-fleuve (5399 pages). Les liens existent, Honoré est le petit-fils de Claude et le cadre du roman est la plaine du Forez arrosée par le Lignon. Céladon, berger aux rubans verts, a donné son nom à une porcelaine chinoise et le mot s'est exporté. Il aime une bergère Astrée dans une forêt merveilleuse à côté du Lignon. N'espérez pas voir les lieux de leur amour en allant voir le film les amours d'Astrée, bavard mais attachant, d'Eric Rohmer. Il a été tourné dans la vallée de la Creuse, les bords du Lignon étant devenus habités. Dans une salle du château, des tapisseries représentent des scènes du roman et le manuscrit est exposé.
Intime de François Premier, Claude d'Urfé guerroie en Italie et est l'ambassadeur du Roi Très Chrétien auprès du Saint Empire et au Concile de Trente. Henri II le nomme gouverneur des futurs rois de France, les derniers Valois, François II, Charles IX et Henri III. Ce petit seigneur forézien est récompensé en devenant bailli du Forez, avec mission de surveiller ce comté qui vient d être rattaché au domaine royal. Tout en vivant à la Cour, il s'intéresse à ses terres. Nostalgique de l'Italie, il transforme sa forteresse médiévale en château de la Renaissance, plus italianisant que les futurs châteaux de la Loire.

En dépit des destructions et des pillages, la demeure et son jardin impressionnent le visiteur dès le premier coup d'œil : toit pentu en ardoise, frontons classiques, galerie à douze colonnes à l'italienne, rampe d'accès gardée par un sphinx (rappel d'Œdipe cherchant à tout connaître, comme Claude) Le plus spectaculaire est au rez de chaussée la galerie de rocaille, récemment reconstituée (2008) grâce à la générosité du Conseil Général de la Loire, devenu propriétaire du château. Mosaïques de coquillages, de cailloux et de coraux multicolores sur lesquelles sont représentées des scènes de la mythologie sur les murs, statues et jets d'eau sont un plaisir pour l'œil. Y a-t-il en France une aussi belle galerie de rocaille ?
Mais il faut aller au Metropolitan à New-York pour admirer les bas reliefs de la chapelle et au musée du Louvre pour le pavement en mosaïque.
Le premier étage a été vidé de la plus grande part de ses boiseries et de ses meubles et est utilisé pour des expositions : salon de style provençal (sol de tomettes) décoré de tapisseries, bibliothèque (cet humaniste y avait réuni près de 5000 volumes dont 200 manuscrits). Le jardin au plan italien carré, bordé par le célèbre Lignon, incite à la flânerie le long de ses parterres géométriques de buis et d'ifs et de ses fontaines.

Château de Germolles

Nous sommes dans la Bourgogne des grands Ducs, non loin de Beaune et de Chalon sur Saône. Philippe le Hardi offre une grange fortifiée à son épouse Marguerite de Flandre (1380) La duchesse en fait une luxueuse résidence. De grands artistes bourguignons (Claude Sluter) ont participé à la décoration. Ce qui intéressera surtout le visiteur, ce sont à l'étage noble les peintures du quatorzième. Recouvertes au 19è siècle, elles ont été dégagées et constituent un ensemble unique, fraîcheur des couleurs (vert) De la forteresse féodale, sont restées des tours et surtout un beau cellier ogival. Pour le reste, il faut miser sur le talent et la conviction du propriétaire pour faire revivre un palais princier, partiellement détruit et transformé, où il continue de vivre. Des activités culturelles y sont organisées.

Château de Cormatin

Nous sommes toujours en Bourgogne mais quelques siècles plus tard, au temps d'Henri IV et de Louis XIII, alors que les marquis ne sont pas encore captés par Versailles et sa cour. Cluny est proche, ce qui explique la construction dans un lieu isolé, en contre- bas le long d'une petite rivière, la Grosne, sur laquelle les du Blé d'Huxelles avaient installé un péage.
Un des propriétaires actuels, également propriétaire du château de Fléchères, présente avec autorité et compétence son château, où il vit, et les coûteuses restaurations, qu'il a initiées.

Dès la cour d'honneur, les larges douves, les tourelles, le haut socle à bossages (sur les plans de Salomon de Brosse) l'imposant corps de logis en calcaire rose témoignent de la puissance de la famille. Dans l'aile nord, le majestueux escalier vide, à cage et aux quatre volées, confirme qu'il s'agit d'un ensemble exceptionnel.
Ce qui est incomparable, ce sont les « salles dorées » à l'étage noble : boiseries, plafonds, miroirs, peintures 17è. Certes, il a existé des ensembles comparables dans les hôtels parisiens, mais au 18è, ils ont été jugés démodés et remplacés selon le gout du jour, qui était fort bon. Il faut donc aller à Cormatin pour admirer des décors intérieurs et un art de vivre avant Versailles Un chatoiement de couleurs : bleu, blanc, vert, or, grisaille associés à des rouges profonds ou des bruns imitant le bois. Parmi les merveilles, l'antichambre de l'appartement de la marquise : panneaux de portes, plafonds, peintures (paysages, Louis XIII enfant) ; la chambre de la marquise : cheminée peinte, paysages et corbeilles de fruits sur les lambris, cartouches, retables flamands ; le cabinet du marquis : plafond, et compartiments garnis de figures ; le cabinet des miroirs ; le cabinet de Sainte Cécile aux décorations opulentes destiné à la méditation, inspiré par le studiolo italien ( Palais ducal d'Urbino) ; le Cabinet de curiosités (minérales, végétales, animales)
Le jardin géométrique, que l'on peut admirer à partir des chambres, a été recréé à partir de 1968, il se veut « ludique, sensuel et philosophique » Sensuel peut-être par ce que Lamartine y a lutiné une jeune femme mariée et qu'il l'a même engrossée. Le château a accueilli d'autres célébrités, dont François Mitterrand (Jacques Lang ne devait pas être loin) accompagné une fois de Gorbatchev. Philosophique parce qu'un labyrinthe conduit au cercle magique où une volière octogonale figure la résurrection et sa coupole le paradis terrestre.

Le château de Fléchères, un autre Cormatin

Un copropriétaire, compagnon de celui de Cormatin accueille avec le même professionnalisme et le même engagement. Lui aussi habite dans son château, situé à une trentaine de kilomètres au nord de Lyon et proche de la Saône, ce qui facilita la construction. Visiter avec celui qui y consacre son temps et son argent est un plus évident.
Même époque que Cormatin (1606/25) mais une première différence : moins de majesté et plus de charme. Ce n'est pas la demeure d'une famille aristocratique mais celle de notables lyonnais protestants originaires de Toscane, ce qui peut expliquer une influence italienne plus forte.
Une histoire encore plus agitée que celle de Cormatin ; le château, quasiment à l'abandon (même le parquet du rez de chaussée fut volé), fut un temps (1973) un lieu de soirées sulfureuses organisées par le propriétaire...le gang des lyonnais. La restauration n'est pas achevée et des films y sont tournés pour la financer, le diable par la queue, la marquise des ombres. A l'origine, ce fut un château-fort (les douves et le pont levis subsistent) puis un temple calviniste.
La gloire de Fléchères, ce sont le décor et les fresques du peintre Pietro Rigghi, tout juste arrivé de Toscane, qui ornent la plus grande partie des salles, d'une fraîcheur exceptionnelle due au fait qu'elles ont été longtemps recouvertes. Elles sont d'une grande diversité : personnages de cap et d'épée (hallebardiers, tambour, porte drapeau en costumes d'Henri IV dans la Salle de Parade ; travaux d'Hercule (qui a la tête d'Henri IV) engrisaille ; jeunes filles entre des colonnes roses symbolisant les vertus ; vues d'architecture et de rues combinant effets de perspective et de trompe l'œil ; scènes de chasse pleines de mouvement et de vigueur (le cheval qui se cabre et le chien attaquant le sanglier) Que de vie, que de couleurs !
D'autres éléments sont remarquables : escalier à cage vide (moins grandiose qu'à Cormatin, cheminées sculptées et statues (salle du consistoire) ; le salon bleu qui a conservé ses boiseries Louis XV et dont les murs sont couverts de lampas de soie à fond jaune d'or ; la chambre à alcôve aux passementeries de soie rose et au parquet d'époque (18è).
Le jardin aux dimensions relativement modestes n'a pas été complètement reconstitué comme à Cormatin mais au soleil couchant la perspective sur la pierre rose, le toit pentu bleu en ardoise, et les tourelles en tuiles offre un spectacle dont on a de la peine à se détacher.

Le Monastère royal de Brou

Nous sommes en Franche- Conté, qui va bientôt être fusionnée avec la Bourgogne (que revive le duché !) aux portes de Bourg. Le monastère, c'est l'histoire d'un grand amour, celui de Marguerite d'Autriche pour son bel époux, le duc de Savoie décédé quelques années après les noces (1480). La jeune veuve fit ériger un écrin pour l'époux, elle-même et sa belle mère, dans le chœur d'une église attenant à un couvent.

La vie de Marguerite, née Princesse de Bourgogne, est un long roman triste, à faire pleurer dans les chaumières. A trois ans, orpheline de mère, elle vint en France, comme future reine et fut élevée à la cour de Louis XI par Anne de Beaujeu. A onze ans, elle est répudiée par Charles VIII au profit d'Anne de Bretagne, donnant la priorité au rattachement de la Bretagne au Royaume de France. Elle retourne chez son père et en voudra toute sa vie à la France. A dix-sept ans, elle épouse Jean d'Aragon, l'infant d'Espagne, beau jeune homme très amoureux. Il meurt au bout de quelques mois alors qu'elle met au monde un enfant mort-né. Quatre ans plus tard, son père lui fait épouser en troisième noces Philibert de Savoie, qui la laisse pratiquement gouverner à sa place. Veuve pour la seconde fois à vingt-quatre ans sans être mère (elle a perdu un second enfant) elle portera le deuil pendant plus de vingt ans, refusant de se remarier et se consacrant à sa mission publique, de régente des Pays- bas et de la Franche- Comté pour le compte de son neveu et filleul, le futur Charles Quint. C'est à partir des Pays-Bas qu'elle choisit en Europe du Nord les sculpteurs, peintres et artisans de Brou et qu'elle surveille les travaux. Elle mourra à cinquante ans de la peste, deux ans avant la consécration de l'église. Elle ne connaîtra Brou que dans son tombeau. Sa devise Fortune, Infortune, Fort Une (fortune et infortune ne font qu'une) fait sens.
A l'initiative de Stéphane Bern, le monastère de Brou a été reconnu en 2014 « le monument préféré des Français » L'histoire dramatique de Marguerite a-t-elle joué dans le choix des téléspectateurs de France 2 ? Je ne sais.
Leur préférence n'est probablement pas liée à l'extérieur. Le monument est certes imposant, la toiture en tuiles vernissées plait, la pierre est d'une blancheur exceptionnelle mais l'architecture massive n'a pas la sveltesse de la pure cathédrale gothique. C'est déjà la transition entre le monde de la féodalité et celui de la Renaissance. Les arcs du grand portail sont en anse de panier, la flore sculptée est de style gothique flamboyant et les initiales de Philibert et de Marguerite unies par une cordelière apparaissent fréquemment.
Ce qui est admirable, c'est l'intérieur. La nef, ce matin là, était illuminée par le soleil entrant par les hautes fenêtres et donnant à la pierre toute sa blondeur. Du haut du jubé richement décoré, à la fine dentelle de pierre, et surmonté de statues, la vue sur la lignée étroite d'ogives, sur les vitraux Renaissance et sur les tombeaux du chœur est admirable. Les trois tombeaux constituent un des plus beaux ensemble de statues renaissance qu'on puisse voir ; qualité des matériaux (marbre de Carrare) de la composition et des expressions. Comme Anne de Bretagne à Saint Denis, la représentation de Marguerite est double : dans la partie supérieure, le corps royal supposé ne pas mourir, dans la partie inférieure, le corps mortel dans son linceul (moins décomposé que celui d'Anne de Bretagne) De délicieuses statuettes montent la garde, ce sont les sibylles.
A la gauche du chœur, un retable en marbre blanc (les sept joies de la Vierge) et un vitrail (une Assomption inspirée d'une gravure de Dürer) sont les joyaux de la chapelle de Marguerite.
Les sièges et les dossiers des stalles sont sculptés avec un luxe de détails et statuettes très réalistes.
Le musée est installé dans un ancien dortoir des moines augustins fort bien aménagé, au-dessus du grand cloître. Il contient de beaux portait de Marguerite et de Charles Quint par B, Van Orley, un tryptique flamand (vie de Saint Jérôme) des toiles de toutes les époques, des meubles et des faïences (Meillonnas)

Pierre- Yves Cossé
Avril 2015

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Commentaires 2
à écrit le 30/04/2015 à 14:14
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Pourquoi ne parle-t-il pas du monastère de la Tourette ?

à écrit le 30/04/2015 à 7:28
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A vomir et d'urgence.

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