La puissance de l'exponentiel

La filiale DeepMind de Google vient de dévoiler avoir battu en octobre 2015 le meilleur joueur de go européen. En attendant en mars le match contre le meilleur joueur mondial, une première, près de 20 ans après la défaite de Kasparov aux échecs contre Deep Blue d'IBM, confirme l'accélération de l'intelligence artificielle, qui promet des progrès exponentiels à l'humanité. Mais fait aussi planer des menaces inédites.
Philippe Mabille
Avec algorithme AlphaGo de Google, un ordinateur remporte une victoire historique contre un champion du jeu de go.

Le cerveau est la dernière frontière, pour l'heure infranchissable, séparant l'homme de la machine. Inégalé, le cerveau humain, siège supposé de la conscience et de l'intelligence, sera pourtant dépassé par des supercalculateurs à la puissance exponentielle presque infinie. Ce n'est pas une prédiction, c'est pour nombre de chercheurs en intelligence artificielle, une certitude. Mais la date à laquelle sera atteint ce point de singularité technologique reste inconnue. Ray Kurtzweil, le chercheur américain pape du transhumanisme qui travaille pour Google, la voit survenir avant la fin des années 2030. Dans l'espoir délirant de vaincre la mort en téléchargeant son cerveau dans un ordinateur, le cofondateur de la Singularity University s'astreint donc, à 68 ans, à un régime alimentaire drastique afin de prolonger sa vie en attendant !

Des limites économiques, énergétiques et philosophiques

Le terme de singularité appliqué aux machines intelligentes est la croyance qu'elles seront un jour en mesure de concevoir des machines plus intelligentes encore. Cette théorie rencontre une abondante critique. Il y aurait une limite physique à la miniaturisation des microprocesseurs. Inévitablement, elle fera atteindre un pic à la loi de Moore, qui a constaté empiriquement que la puissance des ordinateurs double tous les deux ans. En outre, pour faire fonctionner une machine plus puissante que le cerveau, il faudrait une puissance énergétique presque infinie, ce qui est économiquement impossible.

Enfin, le postulat de la singularité bute sur une contradiction « philosophique » : l'humain ne supportera jamais l'idée d'être dépassé par une machine, car son instinct de survie lui fait pressentir que ce sera la fin de l'humanité, version Terminator. C'est ce que craignent Elon Musk, père de la Tesla, de plus en plus automatisée, mais aussi le scientifique Stephen Hawking, qui a prévenu d'un risque majeur pour l'avenir de l'homme sur terre si l'IA devient un jour plus puissante que l'intelligence humaine.

Go, Google, go !

L'intelligence artificielle n'en est pas encore là, mais elle est déjà entrée dans nos vies. Via nos téléphones « intelligents », nous avons accès à une puissance qui dépasse celle du programme Apollo. Le logiciel Siri d'Apple est un embryon d'assistant personnel robotisé, service qui va connaître des progrès spectaculaires grâce à l'IA. La société fondée par Steve Jobs vient d'acheter deux startups spécialisées dans le « Deep learning » pour contrer les progrès enregistrés par Android dans ce domaine. Facebook aussi met le paquet avec son assistant personnel M, et travaille sur un robot intelligent inspiré de Jarvis, le majordome électronique d'Iron Man... Dès 1997, Deep Blue, l'ordinateur d'IBM, battait déjà le meilleur des joueurs d'échecs, Gary Kasparov. En 2011, Watson, toujours conçu par IBM, a gagné au jeu Jeopardy, où il faut trouver la question à partir d'une réponse. Le jeu de go est le seul exemple où l'homme restait plus fort que la machine, car la multiplicité des situations à résoudre simultanément est trop importante. Avec 10 puissance 600 combinaisons possibles (10 puissance 120 aux échecs), aucun ordinateur n'est à lui seul assez puissant pour l'emporter. Mais c'était sans compter avec la puissance combinatoire portée par les milliers de serveurs de Google, qui vient de battre Fan Hui, le champion européen en titre. AlphaGo, l'algorithme "Go killer" de Google l'a emporté cinq parties à zéro lors d'un match réalisé en octobre 2015, ont annoncé ses développeurs le 27 janvier dans la prestigieuse revue Nature.

AlphaGo est une créature de Google DeepMind, la filiale du groupe américain Alphabet dédiée à l'intelligence artificielle. Google prend ainsi le leadership sur Facebook, qui met aussi le paquet sur l'IA et fait aussi la course à la conquête du go, ultime frontière. Réalisé grâce à des réseaux d'ordinateurs organisés pour copier les réseaux de neurones, AlphaGo va tenter de transformer l'essai en mars en tentant de battre le numéro 1 mondial de go, le coréen Lee Se-dol.

Uberisés par des algorithmes

Dans le monde du travail aussi, l'homme sera bientôt dépassé. Il y a peu de chose qu'une machine ne puisse pas faire mieux que nous, plus vite, et sans se plaindre. Les algorithmes « intelligents » vont « uberiser » 50% des emplois, se substituant à l'homme pour un grand nombre de tâches dangereuses, pénibles ou répétitives. Tous les métiers manuels, mais aussi ceux obéissant à une « norme », comme les professions juridiques et comptables, sont appelés à disparaître. Dans les usines, c'en sera bientôt fini du travail à la chaîne, même en Chine. Foxconn, le sous-traitant d'Apple, a déjà installé 300.000 robots et vise le million avant 2020. Même les métiers de contrôle et d'organisation du travail des machines seront bientôt remplacés par d'autres machines.

Le dilemme des voitures autonomes

Les taxis, qui ont encore manifesté ces jours-ci contre la plateforme Uber, ne sont pas plus protégés. Avec l'aide de l'industrie automobile américaine, Uber, Google, Apple investissent des millions de dollars dans la voiture autonome qui pourrait renvoyer au chômage les taxis comme les VTC. Un cas pratique a été débattu pendant le forum de Davos. Comment régler l'algorithme de décision ? Quel choix fera-t-il, entre me tuer ou écraser la personne qui traverse sans regarder devant ma voiture ? Dilemme insupportable, qu'aucun des chercheurs en intelligence artificielle ne veut assumer. Personne ne veut prendre la responsabilité de « régler » la machine ? Il s'agit d'un choix politique : si la voiture autonome permet de diviser par dix le nombre de morts sur les routes, ce qui serait un bien collectif, faut-il accepter le risque de tuer quelques uns pour sauver un plus grand nombre ?

Pour Justine Cassell, doyenne associée de Carnegie Mellon University, « les robots ne sont pas nos compétiteurs, ce sont nos collaborateurs ».

Selon elle, il se passera bien du temps avant qu'ils ne deviennent meilleurs que nous. À nous de mettre l'accent sur nos qualités humaines pour en maîtriser l'irruption dans nos vies. Les valeurs d'empathie, d'humour et de bienveillance sont humaines par nature : « Le jour où un robot sera capable de tels comportements, alors je le considérerai comme un humain », ironisait Henry Greely, doyen de l'université de Stanford, lors d'un débat sur le sujet, à Davos. Une chose est sûre : 60 ans après de des chercheurs en informatique aient posé, en 1956 à Dartmouth, les bases de l'intelligence artificielle, 2016 devrait être pour cette discipline le début d'une nouvelle ère, pleine de promesses, dans la santé, l'industrie et nos vies quotidiennes, mais aussi ouvrir sur ce sujet complexe et potentiellement disruptif pour l'homme lui-même un débat sur le type de société dans lequel nous souhaiterons vivre dans l'avenir.

Retrouvez notre hebdomadaire du 3 février : 2016, année de l'intelligence artificielle

Philippe Mabille

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