Attentat de Strasbourg : Chérif Chekatt, le faux "chevalier de la foi"

Qualifié de « djihadisme », ce type d'actes n'est pas du terrorisme et se rapproche plutôt des tueries aux Etats-Unis commises par de individus qui cherchent à se venger de la vie. Par Farhad Khosrokhavar, École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
(Crédits : Christian Hartmann)

Il existe une catégorie de soi-disant djihadistes qui le sont parce qu'on les croit tels. Mais il leur manque, en réalité, ce que d'autres djihadistes ont en profusion, à savoir les traits suivants :

  • l'absence d'un groupe djihadiste ou d'organisation au sein duquel ils évolueraient ;

  • l'absence de rapport avec l'État islamique ou tout autre nébuleuse djihadiste ;

  • l'absence de vision idéologique et le partage des préjugés (notamment la théorie du complot contre l'islam) que l'on trouve souvent dans les banlieues ou parmi certains jeunes désemparés ;

  • ils agissent seuls, même si des comparses les aident directement ou indirectement.

On trouve chez ces faux djihadistes un grand opportunisme à ce sujet : ils enrobent leur haine de la société dans l'adhésion imaginaire à un islam qu'ils ne pratiquent souvent qu'à moitié.

Face à ces individus, on trouve en revanche des djihadistes « invétérés » comme Mohamed Merah (tueur de militaires, dont certains étaient musulmans, et d'un père et des enfants juifs en 2012), les frères Kouachi (auteurs de la tuerie de Charlie Hebdo en janvier 2015) et Amedy Coulibaly (qui a tué une jeune policière et plusieurs clients de l'Hyper Casher de la porte de Vincennes, en janvier 2015) ou encore les terroristes du 13 novembre 2015 à Paris - de véritables djihadistes.

Ces derniers partageaient le credo idéologique du djihad version État islamique. Ils ont constitué un groupe bien structuré, eu un rapport indéniable avec les organisations djihadistes et mis au point minutieusement leur projet.

Un passé djihadiste anecdotique

Ces deux types d'individus que le public confond souvent en les qualifiant tous de « djihadistes » présentent pourtant de notables différences qu'occulte le discours dominant.

Prenons le cas de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel qui a fauché 84 personnes sur la Promenade des Anglais à Nice, le 14 juillet 2016, ou encore celui du Tunisien Anis Amri qui a tué 12 personnes, à Berlin, le 19 décembre 2016.

Le premier avait des problèmes mentaux graves (la psychose), et menait une vie éclatée : sexualité débridée, problèmes sociaux et de couple. En revanche, on note chez lui l'absence totale de rapport avec les groupes djihadistes. Le second avait été débouté de sa demande d'asile en Italie, puis en Allemagne.

Leur passé djihadiste était anecdotique. Par contre, leur situation au moment des attentats était désespérée et ils cherchaient à s'en sortir par la rupture avec le monde et ses turpitudes en mettant à mort les autres pour se venger d'un monde jugé injuste. Le motif islamiste radical était comme un prétexte pour se donner une apparence de légitimité sacrée.

C'est le contraire des cas de djihadistes « durs » cités plus haut, qui agissaient au nom d'une idéologie extrémiste et visaient à construire un ordre nouveau sur les décombres de l'ordre social et politique en place.

Chérif Chekatt, une vie à l'ombre de la prison

Chérif Chekatt ne cherchait pas à ériger un monde nouveau, il n'avait pas de suivi idéologique, il n'appartenait à aucun groupe djihadiste avéré. Comme une partie significative des jeunes des quartiers difficiles, il croyait que l'Etat islamique était dans le vrai, mais le motif effectif de passage à l'acte a été l'imminence de son arrestation pour un règlement de comptes. Ses complices avaient été mis sous les verrous le jour même de son action violente.

A 29 ans, Chérif Chekatt avait déjà passé plusieurs années derrière les barreaux, en France mais aussi en Allemagne, où les autorités n'ont détecté aucun signe de radicalisation chez lui. C'est la misère d'une vie faite de mise en taule et de libération, ainsi que l'instabilité d'une existence vouée à ces entrées et sorties fréquentes de la prison qui sont la cause majeure de sa tuerie des innocents à Strasbourg.

N'est-ce pas étonnant, pour un radicalisé, de n'avoir jamais été inculpé d'association de malfaiteurs en vue d'une action terroriste tout au long de 27 condamnations et plus d'une soixantaine d'inculpations ? Chérif Chekatt était en passe de se voir asséner une 28ème inculpation pour des affaires de délinquance et de criminalité quand il est passé à l'action.

Le fichier S comme glorification de soi

Sa fiche S mentionne certes une attitude prosélyte ostentatoire et la mise sous pression des autres détenus pour leur soi-disant comportement « non-islamique », c'est-à-dire le fondamentalisme religieux (et pas le djihadisme). Dans l'écrasante majorité des cas en prison, les détenus savent qu'ils figurent sur le fichier S : souvent par provocation, ils font tout pour y être, les vrais djihadistes évitant pour leur part de se faire remarquer et d'y figurer.

Pour les détenus provocateurs, figurer dans le fichier S est une glorification de soi : ils trouvent là l'occasion de se venger de la société en lui faisant peur, tout en devenant un de ces « chevaliers de la foi » que la société abhorre.

Cela démultiplie l'appel au nom du djihad au sein d'une jeunesse stigmatisée, ayant grandi dans des cités, dans une famille éclatée où le père a été vite dépassé par ses nombreux enfants. La délinquance, pour Chérif Chekatt, a été la voie de sortie de la pauvreté, mais elle a débouché sur la perte de sens de l'existence en raison de l'instabilité induite par ses séjours successifs en prison.

A un moment donné, ces individus multirécidivistes - qui oscillent entre une liberté vécue comme provisoire et une incarcération devenue leur vocation - trouvent la vie insupportable. Quelques-uns cherchent à en découdre avec la société et finir « en beauté » : en tuant et en se faisant tuer avec panache.

Ce type de « djihadisme » n'en est pas un. Il n'est même pas du terrorisme au sens propre du terme, c'est d'un genre proche des tueries aux États-Unis par de individus qui cherchent à se venger de la vie en un moment de désespoir ou de rupture existentielle.

L'attentat de Strasbourg, un fait divers violent

Or en traitant de « radicalisés » ces individus, on fait peur à la société ; on fait miroiter le fantasme d'une « internationale djihadiste » toute-puissante et surtout, on crée une mobilisation inutile dans le cadre du plan Vigipirate, alors même que la police strasbourgeoise aurait très bien pu avoir raison du forcené en traitant son cas comme un fait divers. Violent et criminel certes, mais un fait divers dans sa nature profonde.

Le cri « Allahu Akhbar ! » que Chekatt aurait lancé au moment du massacre, le 11 décembre, est une forme d'incitation à se créer une notoriété internationale et à satisfaire à un narcissisme qui n'a pas pu être assouvi à cause de l'insignifiance de son existence, elle-même liée à l'échec de son insertion dans la société.

Sa qualification de « radicalisé » est de nature à éveiller de nouvelles vocations dans une partie de la jeunesse désemparée, aspirant à en finir avec l'existence, tout en assénant un coup terrible à une société qui l'aurait méprisée. La vengeance se pare, dès lors, du titre ronflant du djihadisme, l'individu se rachetant de la sorte une légitimité qui lui manquait et que les pouvoirs publics lui fournissent libéralement : du jour au lendemain, il devient une star internationale, crainte et susceptible d'attirer d'autres candidats à la mort violente.

Désacraliser le fichier S

Pour parer à cette éventualité, il faut commencer par désacraliser ce fameux fichier S qui est un instrument commode aux mains des autorités mais n'est ni exhaustif ni juridiquement valide. Ce fichier éveille des fantasmes : si l'individu qui a commis l'attentat figure en son sein, cela signifie que les autorités auraient manqué à leur devoir de protection de la société en ne l'arrêtant pas à l'avance ; si celui-ci n'y figure pas (ce qui est le cas de certains individus devenus violents soi-disant au nom du djihad), cela implique pour un public désorienté que la police a manqué au devoir d'identifier au préalable les individus dangereux.

Mais comme on compte 20.000 individus dans ce fichier, dont plus de 6000 pour radicalisation djihadiste, ce nombre rend impossible une quelconque identification, avant l'action, de l'individu. En définitive, si ce fichier a une incontestable utilité pour les forces de l'ordre, son rôle est, en revanche, est nocif s'il s'agit d'apaiser un public angoissé.

Le type d'attentat commis à Strasbourg est avant tout lié au fait que, dans des sociétés modernes de moins en moins cohésives, le passage à l'acte violent peut se produire quand l'individu « pète les plombs », et c'est un risque que la société doit accepter pour pouvoir le combattre la tête froide et non en l'affublant de terrorisme. Cette qualification qui lui confère une dimension apocalyptique est susceptible de donner à ce type d'acte un lustre dont il n'a nul besoin et de susciter ainsi d'autres vocations.

The Conversation _______

 Par Farhad KhosrokhavarDirecteur de l'Observatoire de la radicalisation à la Maison des sciences de l'homme., École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

 La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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Commentaires 3
à écrit le 21/12/2018 à 16:55
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Merci beaucoup ! Grâce aux médias de masse, n'importe quel psychopathe peut devenir célèbre, pourquoi s'en priverait t'il ? Bon quelque part il vaut peut-être mieux tuer une personne, se faire passer pour un gars de daech et du coup hériter ...

à écrit le 21/12/2018 à 15:56
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Je ne suis pas d’accord avec vous. C’est du terrorisme , apporter de la terreur et tirer sur la tête des gens : C’est «  du terrorisme » mot qui vient de «  terreur »

le 21/12/2018 à 19:03
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C'est juste, le résultat est le même, il n'y a pas de "diplome" de terroriste. L'analyse de cet article est assez juste mais il faut reconnaître que le comportement du tueur est quand même celui d'un désespéré qui pensait trouver une issue. le fait q...

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