ChatGPT bouleverse la finance de marché

CHRONIQUE. ChatGPT est la nouvelle pépite de l'IA qui bouleverse notre rapport au récit. Or, le récit est la principale raison d'agir de la finance de marché. Par Karl Eychenne, chercheur chez Oblomov et Bartleby.
(Crédits : DR)

Robert Shiller est l'un des rares personnages hauts en couleur de la finance (prix Nobel en 2013) à avoir prévu les 2 crises financières de ces 25 dernières années : la bulle des valeurs technologiques de 2000 et la crise des subprimes en 2008. Plus récemment, Il est aussi celui qui a popularisé le concept de « narratives ». Il s'agit d'histoires auxquelles l'homo economicus finit par croire et adhérer au point de surréagir déraisonnablement, dans les bulles comme dans les crises.

« Pour comprendre pourquoi une récession a même commencé, nous avons besoin de plus qu'une théorie de la rétroaction. Nous devons considérer la possibilité que parfois la principale raison pour laquelle une récession est grave est liée à la prévalence et à la vivacité de certaines histoires, et non à la rétroaction ou aux multiplicateurs purement économiques que les économistes aiment modéliser », Robert Shiller, NBER, 2017.

Or, avec l'arrivée du robot conversationnel ChatGPT, le concept de « Narratives » de Robert Shiller entre dans une nouvelle ère. Une ère qui devrait bouleversait la finance de marché. En effet, le verdict des experts est quasi - unanime quant aux capacités de l'automate qui fait le buzz : bluffant. ChatGPT peut tout résumer, tout analyser, tout imaginer, de la manière que vous voulez. Du pain béni pour l'économiste de marché ou l'investisseur qui cherche des histoires à raconter afin de justifier ses paris ou ses actes manqués !

En fait, pas vraiment.

Suivre le monde en direct

Les acteurs de marché n'ont jamais vraiment manqué d'imagination pour expliquer hier, et prévoir demain. Ce n'était pas un problème pour eux, ils n'étaient donc pas spécialement demandeurs d'un robot de type ChatGPT. Au contraire, le verbe avait même fini par devenir un véritable cheval de bataille pour eux, puisque l'IA avait déjà mis la main sur le nombre. En effet, la puissance du Machine Learning combinée à la massification des données proposait désormais de suivre le monde en direct (OECD : weekly tracker of economic activity ; ECB : Using machine learning and big data to analyse the business cycle).

Les investisseurs pouvaient aussi compter sur une contribution de plus en plus active de nouveaux acteurs : les data - scientistes de marchés, capables de dénicher des variables susceptibles de prévoir les marchés. Aujourd'hui, la finance est un peu revenue de cette pratique intensive, grâce à la publication de travaux académiques (C. Harvey & Y. Liu, A Census of the Factor Zoo, 2019) relevant de multiples biais dans la recherche intensive de variables prédictives, comme l'abus de corrélations mis en évidence ou la fragilité des tests de robustesse. Mais ces ratés ne suffisaient pas à changer le sens de l'histoire : toujours plus d'IA dans les décisions d'investissement.

Jusqu'à présent, il ne restait donc que l'art du récit comme seule forteresse à priori imprenable par l'IA. Mais depuis qu'elle a dressé son propre pont - levis ChatGPT, la donne a changé. Passé l'effet de sidération provoqué par les capacités extraordinaires du robot, la finance de marché est aujourd'hui sommée de se réinventer ou de se recycler. Au risque de disparaitre ?

Il est bien évidemment trop tôt pour tirer des conclusions aussi hâtives. De la même façon qu'il existe toujours des camionneurs alors qu'on avait prédit la « disparation de l'espèce » incessamment sous peu. Depuis, de nombreuses problématiques sont apparues. Mais, il est certain que les acteurs de la finance de marché perdent de plus en plus de cordes à leur arc, et la dernière n'est pas des moindres : l'art du récit. Peut être que la finance de marché parviendra à faire une place raisonnable à ChatGPT, imaginant alors un Homme de la finance « augmenté »...

La question existentielle de la finance « augmentée »

Il ne s'agit pour l'instant que de spéculations, mais tirons le fil jusqu'au bout. L'Homo economicus pratique à l'occasion la finance spéculative, plus rarement la philosophie spéculative. Pourtant la perspective de perdre autant d'aptitudes « naturelles », et de les remplacer par d'autres plus « virtuelles », pourrait le faire douter quelque peu, jusqu'à provoquer quelque angoisse existentielle. Sera-t-il toujours le même une fois reformaté ?

Il s'agit d'une expérience de pensée particulièrement efficace pour comprendre le problème d'identité qui pourrait se poser à l'Homme de la finance augmenté : le bateau de Thésée.

« ...Ils en ôtaient les vieilles pièces, à mesure qu'elles se gâtaient, et les remplaçaient par des neuves qu'ils joignaient solidement aux anciennes. Aussi les philosophes, en disputant sur ce genre de sophisme qu'ils appellent « l'argument de la croissance », citent ce vaisseau comme un exemple de doute, et soutiennent les uns que c'était toujours le même, les autres que c'était un vaisseau différent »

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