De la disjonction du monde : élitisme contre complotisme

OPINION. Dans son livre à succès Sapiens, l'historien israélien Yuval Noah Harari concluait par cette interrogation : « Y a-t-il rien de plus dangereux que des dieux insatisfaits et irresponsables qui ne savent pas ce qu'ils veulent ? » L'auteur allait prolonger le propos dans son livre suivant, Homo deus, selon lequel science et technologie seraient en mesure de donner aux hommes des capacités inédites pour en faire des dieux. Or, tous ne pourraient l'être, seule une élite deviendrait des êtres supérieurs à même de manipuler leurs congénères lilliputiens : « Que se passerait-il le jour où la médecine se soucierait d'accroître les facultés humaines ? Tous les hommes y auraient-ils droit, ou verrait-on se former une nouvelle élite de surhommes ? ». Par Marion Dapsance, Anthropologue (*) et Christophe Lemardelé, Docteur en histoire des religions (**).
(Crédits : DR)

Malgré la limpidité de tels propos, Harari est accusé sur les réseaux sociaux d'être un pourvoyeur d'idées au service de dirigeants de la planète, qu'il s'agisse de chefs d'Etat, d'acteurs économiques ou d'organisations supranationales. Il va sans dire que c'est dans les « sphères complotistes » que l'on trouve ces accusations énoncées et relayées. Ces mêmes réseaux sociaux sont vilipendés de plus en plus pour leur capacité à produire et à transmettre de fausses informations qui nuiraient à la cohésion sociale et engendreraient trop de doutes dans les populations. Cette parole libre et amplifiée deviendrait donc un problème dans les démocraties, engendrant un écart se creusant entre gouvernés et gouvernants, les premiers se défiant de plus en plus des seconds. Harari étant un homme en vue, il devient dès lors un des cerveaux de cette élite que pourtant il dénonçait dans son livre...

L'écart se creuse, mais il n'est pas qu'à l'actif des complotistes. En effet, les responsables politiques, économiques, scientifiques et médiatiques pourraient être tentés d'agir comme les hommes du célèbre épisode de la tour de Babel dans la Bible (Genèse 11). Voulant devenir des dieux, ceux-ci s'élèvent au-dessus de leur condition. Mais comme Dieu n'est plus là pour les contraindre - il n'y a même plus la barrière de la Morale -, alors ils s'arrogent son pouvoir et se retournent contre leurs semblables restés au pied de la tour - les sans-dents, ceux qui ne sont rien, les "inutiles", pire que les prolétaires de l'ère industrielle selon Harari. Et puisque tout circule très vite, d'un continent à l'autre, d'une langue à l'autre, comme si un langage mondial se mettait en place, ces nouveaux dieux s'accaparent le pouvoir de brouiller ce langage pour que la multitude se disperse. Donc, leur solution, c'est évidemment la verticalité du discours et des informations, supposée discréditer l'horizontalité des infox et des points de vue extrémistes. Seul problème, si cette verticalité en impose à l'ensemble d'une population, s'informant encore passivement par l'audiovisuel, l'horizontalité gagne en nombre, à mesure que les citoyens maîtrisent les outils numériques.

On le sait depuis longtemps, la Genèse de la Bible s'est en partie inspirée de récits mythologiques babyloniens - Babel est sans doute une allusion à la grande cité mésopotamienne et le Déluge est une adaptation monothéiste d'un récit au départ polythéiste. Dans ce récit, les dieux sont indisposés par une masse d'hommes, toujours plus nombreux, toujours plus bruyants - décision est prise de les réduire à néant par une grande montée des eaux. Comparables à ces dieux, des acteurs de notre monde estiment aussi que la surpopulation humaine n'est pas compatible avec la viabilité de la planète. Dès lors, tout se mélange : l'élite, ignorante des mécanismes démographiques, dit à demi-mots qu'il faudrait maîtriser la natalité afin d'atténuer l'augmentation de la population mondiale, les complotistes imaginent que cette élite cherche souterrainement à éliminer une part de cette population par divers moyens dont des vaccins. Dans le mythe mésopotamien, les dieux n'ont aucune sagesse en voulant éliminer les hommes, et les hommes n'en ont guère. Aussi, la leçon de ce récit est-il de renvoyer dos à dos hommes et dieux.

Dans les récits mythiques, il existe encore des personnages qui se situent entre hommes et dieux : les héros. Ils ne brillent pas par leur sagesse tant ils sont saisis d'hubris, qu'ils se nomment Gilgamesh, Samson ou Achille. Le premier d'entre eux est en quête d'immortalité, mais il échoue lamentablement dans le mythe. Harari, dans son livre Sapiens, évoque donc un « Projet Gilgamesh » censé allonger la vie humaine de tous, voire vaincre la mort - les scientifiques y travaillent. Les « meilleurs » d'entre nous (les plus riches) rêvent de devenir « a-mortels » puisqu'ils sont des Semblables (Homoioi) comme dans la Sparte antique, et non les égaux de la démocratie athénienne. Afin d'évoquer cette science folle qui en oublierait les questions éthiques, le même auteur écrit avec une certaine fantaisie : « Le Dr Frankestein est juché sur les épaules de Gilgamesh » ...

Dans un monde occidental totalement sécularisé, l'hubris du héros gagne une part des élites qui s'imaginent pouvoir prolonger indéfiniment la vie : le transhumanisme. Comme l'écrivit le philosophe Michaël Fœssel dans son livre Après la fin du monde, critiquant la « raison apocalyptique » contemporaine - anthropocène, collapsologie, etc. -, l'augmentation de l'espérance de vie reste la seule espérance puisque la mortalité individuelle, totalement matérialisée, est faussement acceptée. En mettant en avant l'importance de la vie organique, comme il le souligne, et non plus le monde humain, la société, on risque en effet de créer une caste démiurgique chargée de devoir maintenir en l'état la « Création » au détriment des souffrances humaines. Sous prétexte d'écologie ou de santé publique, aptes à maintenir les citoyens sous contrôle, cette élite risque plus d'adopter la désinvolture des dieux mésopotamiens que la sagesse de la Bible.

L'oligarchie de ces demi-dieux est déjà mise en place, elle s'appuie sur le savoir scientifique et informationnel. Dépourvue de philosophie et de spiritualité, elle ne procurera aucune sagesse tant elle se montre bien souvent arrogante. Entre l'hubris de cette élite, qui ne veut plus débattre, et la maladresse de citoyens qui se débattent dans des informations contradictoires et parfois fantasmées, il n'y a guère de place pour le retour à une raison démocratique, surtout si l'ensemble d'une population - la masse - se montre passive face à ces informations. Les dieux peuvent provoquer un déluge, dans un mythe, mais les hommes peuvent mener une révolution, dans l'histoire. Faire société consiste bien à ne pas créer de tels écarts socio-culturels. Un régime de vérité est nécessaire, encore faut-il qu'il soit honnête intellectuellement, sans volonté aucune de dominer ou de renverser. Le phénomène est-il réversible ou bien l'inéluctable advient-il déjà ?

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(*) Marion Dapsance a récemment publié Le Sacré-Cœur et la réinvention du catholicisme en 2021 et Alexandra David-Neel, l'invention d'un mythe en 2019.

(**) Christophe Lemardelé a publié Archéologie de la Bible hébraïque en 2019 et Les cheveux du Nazir en 2016.

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Commentaire 1
à écrit le 15/06/2022 à 17:59
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Bref! Il est plus facile d'handicaper "ceux qui ne sont rien" que de faire progresser une élite!;-)

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