Défense : la chaîne d’approvisionnement à l’heure de la guerre en Ukraine et des tensions internationales

Après le Covid-19, la guerre en Ukraine oblige les industriels à repenser profondément et dans la durée leurs chaines d'approvisionnement en se recentrant entre autres sur des fournisseurs locaux. Leur véritable enjeu est bien une adaptation à ce changement d'époque. Par Alain Durand, directeur Défense & Sécurité, Bruno Rancurel, directeur Défense & Sécurité, Philippe Armandon, directeur de la Practice excellence des opérations industrielles, Boris Laurent, manager Défense & Sécurité chez Sopra Steria NEXT.
Chaîne d'assemblage du Rafale à Mérignac (Dassault Aviation)
Chaîne d'assemblage du Rafale à Mérignac (Dassault Aviation) (Crédits : © Regis Duvignau / Reuters)

Après la crise sanitaire, la chaîne d'approvisionnement de défense fait face à l'épreuve de la guerre en Ukraine. Ces deux ruptures pourraient bouleverser les chaînes d'approvisionnement mondiales de manière durable. De la résilience post-Covid à l'économie de guerre qui se dessine, mais aussi face à l'incertitude géostratégique et le conflit, notre chaîne d'approvisionnement de défense doit se remettre en ordre de bataille pour encaisser les chocs présents et futurs.

Des crises aux chocs

Un nouvel événement est venu bousculer l'ordre logistique qui se reconstituait lentement après le Covid : la guerre en Ukraine et la crise de l'énergie qui a suivi ont mis en lumière le double phénomène de dépendance et d'interdépendance. Dépendance à la Russie, d'abord, notamment pour le gaz et donc l'électricité produite par ce biais. Dépendance aussi en termes d'importations de matières stratégiques (aluminium, nickel, titane). « Vous n'imaginez pas la détresse (...) d'un certain nombre de nos PME, et dans l'industrie en général », a expliqué Éric Trappier, PDG de Dassault [1] qui souligne l'importance de remonter les chaînes d'approvisionnement pour bien identifier la matière traitée « afin d'être capable d'analyser que, s'il y avait rupture, s'il y avait sanction, s'il y avait contre-sanction, nous pourrions ou pas continuer à approvisionner nos industriels [2] ».

Interdépendance très forte, ensuite, entre les différents acteurs. Les chaînes d'approvisionnement ne parviennent pas à tenir la cadence imposée par les grands groupes. Safran connaît par exemple des problèmes avec ses sous-traitants qui lui fournissent 65% des pièces qui entrent dans la fabrication des moteurs Leap fabriqués par CFM, société commune entre GE et Safran [3]. Les choses ne sont pas près de s'arranger. En effet, comme le soulignait le chef d'état-major de la marine nationale l'amiral Pierre Vandier [4], ce conflit nous fait passer de l'ère des crises à l'ère des chocs. Or, contrairement aux premières, les seconds amènent des bouleversements si profonds que tout retour à une situation ante paraît impossible.

Vers un nouvel ordre logistique mondial ?

C'est ce que pensent les économistes Tobias Korn et Henry Stemmler : les importateurs réagissant aux perturbations de l'offre issues d'un conflit augmentent les importations en provenance d'autres pays en paix.

En effet, au niveau macro-économique, la nécessité de trouver des fournisseurs alternatifs pendant une guerre peut conduire l'économie mondiale à intégrer des sources d'approvisionnement qui ne l'auraient pas été sans le conflit. C'est par exemple le choix fait par Airbus pour le titane. Par conséquent, il est possible que la reconfiguration des chaînes logistiques aboutisse à une nouvelle cartographie des flux fondée sur de nouveaux nœuds d'échange avec de nouveaux fournisseurs. La création d'un portefeuille de fournisseurs locaux est encouragée. Nous avons bien donc une « régionalisation » des chaînes logistiques.

Économie de guerre

« On n'est pas en guerre mais malheureusement il faut s'y préparer » a indiqué Sébastien Lecornu, ministre des Armées [5]. Notre industrie doit changer pour que les armées puissent être en mesure de faire face à un possible conflit. Elle doit notamment envisager une série d'options, y compris une réforme structurelle de la chaîne d'approvisionnement.

Le véritable enjeu est bien l'adaptation au changement d'époque et d'échelle. La guerre en Ukraine met en lumière la nécessité de revenir à une armée de masse, que ce soit en termes d'effectifs ou de stocks. D'où l'adaptation de la base industrielle de défense. Or, depuis les années 1990, la France vit en temps de paix. L'outil de défense a été adapté pour maintenir des savoir-faire humains et industriels a minima. Le format des armées françaises a ainsi été divisé par deux tout comme les dépenses d'équipements (voire par trois ou quatre pour les munitions). Et la remontée capacitaire de la France prévue à l'horizon 2030 a été prise de cours par l'invasion de l'Ukraine.

La France reste néanmoins mieux préparée que d'autres pays européens, grâce à une industrie de défense qui peut répondre à un épaississement des armées, mais cela va prendre du temps. Or, depuis un an, ce temps semble nous échapper alors que la guerre en Ukraine se poursuit et que les tensions internationales ne faiblissent pas.

Accélérer la production : quelques pistes

La situation actuelle met également en lumière le sous-dimensionnement de l'outil de défense avec des moyens en diminution constante. En effet, en 1991, la France disposait de 1.350 chars de bataille et 700 aéronefs alors qu'aujourd'hui ces chiffres plafonnent respectivement à 220 et moins de 250. C'est la raison pour laquelle le gouvernement a demandé aux industriels d'accélérer la production. Afin d'y parvenir, il est important d'avoir une bonne visibilité à long terme pour financer les investissements et assurer les risques.

Cette accélération de la production passera par ailleurs par la standardisation des produits et une ingénierie collaborative afin de concevoir et de produire depuis n'importe quel endroit avec plusieurs partenaires de la chaîne d'approvisionnement. Cette collaboration est déjà à l'œuvre dans plusieurs secteurs d'activité, comme l'automobile. Les outils numériques ou d'ingénierie système peuvent faciliter le travail collaboratif et permettre aux groupements industriels d'être à la charnière entre l'État et l'industrie et ainsi de faciliter les échanges [6]. Dans le même ordre d'idées, la collaboration peut passer par le partage de données pour minimiser les risques. Cela peut d'ailleurs concerner les données sensibles partagées via un tiers de confiance susceptible de repérer les faiblesses de la chaîne d'approvisionnement et donc de faire des recommandations.

La formation est également un levier pertinent mais elle doit être favorisée à un rythme plus soutenu. Rien ne s'acquiert à court terme. Anticiper les futurs besoins passe aussi par une formation efficace sur le long terme dans les domaines clés de la chaîne d'approvisionnement. Ce n'est pas un hasard si, en février dernier, le chef du service des affaires industrielles et de l'intelligence économique de la direction générale de l'armement (DGA), Alexandre Lahousse, a dévoilé parmi les cinq chantiers pour produire plus et plus vite dans une économie de guerre celui de la formation : « L'attractivité de l'industrie de défense est essentielle pour mettre ʺdes gens derrière les machinesʺ. Un dialogue avec les entreprises, les écoles de formation et le ministère de l'Éducation nationale va être engagé à ce sujet [7] ».

Industrie du futur et simulations

Dans ce contexte en tension, l'industrie du futur joue un rôle majeur en contribuant à améliorer l'efficacité des opérations à terre, en mer et dans les airs, à réduire le temps d'immobilisation des véhicules, avions et navires, et à assurer l'efficience dans l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement et dans ses processus. Que l'on songe au métaverse industriel et à la connectivité. Comme le souligne David Maurange dans une de ses chroniques, « il convient d'adopter une approche collaborative, en ouvrant le métaverse à l'ensemble des parties prenantes de l'entreprise - sous-traitants, fournisseurs, partenaires, voire clients - mais également aux différents corps de métier en interne, même si cela impose de casser de nombreux silos [8] ».

Ainsi, les nouvelles technologies peuvent aider à la tâche. Parmi elles, les jumeaux numériques sont des solutions intéressantes. En effet, ils permettent de mesurer les risques dans les chaînes d'approvisionnement, de simuler les différents scénarios et leurs degrés de dangerosité pour bâtir des plans de production plus robustes.

La simulation permet de visualiser les problèmes susceptibles d'intervenir dans la chaîne d'approvisionnement, d'analyser et de valider des choix de solutions, ainsi que d'évaluer les impacts d'une décision avant qu'elle ne soit prise, voire parfois avant que le système n'existe. Elle est également un excellent outil d'aide à la décision qui permet :

  • De noter les performances d'une installation,
  • D'analyser le fonctionnement global d'un département complexe (atelier),
  • De dimensionner les zones tampons (espaces délimités dans l'entrepôt où l'on dépose temporairement des marchandises), les besoins en main d'œuvre, etc.
  • De valider les modes de fonctionnement, les règles de gestion, etc.
  • De comparer différentes solutions et hypothèses.

Simulations et wargames

La simulation peut aussi passer par le jeu, mais pas n'importe lequel. Nous parlons ici de « serious game », de wargames (jeu de guerre). Qu'ils soient sur plateau ou sur ordinateur, ces jeux permettent de modéliser des situations complexes (géopolitiques, stratégiques, opérationnelles et tactiques) [9]. L'armée de Terre française dispose de wargames comme LogOps pour la logistique opérationnelle ou encore Duel tactique pour la simulation de combats modernes de haute intensité.

L'idée de généraliser ce type de jeux pour mieux préparer les chaînes d'approvisionnement de l'industrie de l'armement à un contexte de haute intensité est pertinente. À un niveau supérieur, il est capital d'associer les industriels, la DGA et l'état-major des armées aux exercices de haute intensité lors de jeux de guerre pour mieux cerner les lacunes et les besoins logistiques de la chaîne d'approvisionnement de guerre.

La résilience de la chaîne d'approvisionnement

Pandémie, enjeux géopolitiques, guerres, cybersécurité, troubles politiques et sociaux, les risques présents ou émergents sont nombreux. Or, comme nous l'avons constaté, les chaînes d'approvisionnement sont des réseaux vastes et complexes, donc fragiles ; un seul maillon exposé et toute la chaîne est en danger. Cependant, les entreprises peuvent anticiper les ruptures et apporter plus de résilience dans leurs chaînes d'approvisionnement.

La création de cellules de vigilance est une idée pertinente pour vérifier l'absence d'écroulement de la chaîne de sous-traitants, comme cela a été le cas durant la crise sanitaire. Cela sous-tend une rationalisation et une intégration des opérations. Pour cela, il est indispensable de créer un « centre névralgique » pour consolider la réponse organisationnelle. Ce centre peut prendre la forme d'une équipe mixte capable de gérer et de coordonner les réponses proactives aux crises. Il peut s'organiser autour des personnels, des cadences de fonctionnement, des outils d'aide à la décision et d'un système d'alerte en amont capable, par exemple, de signaler des cybermenaces.

Le principe est d'obtenir une vue globale et de disposer d'une tour de contrôle outillée, d'un cockpit capable d'analyser les situations, leurs impacts, y compris à partir de signaux faibles. La simulation des décisions adéquates ainsi que la prise en compte de données exogènes et l'utilisation de l'intelligence artificielle sont des leviers pertinents.

Cela doit également passer par la solidarité des grands groupes envers leurs sous-traitants, avec, par exemple, l'achat groupé de matières premières à meilleurs prix. Bien identifier les matières premières ou semi-finis critiques permettra de constituer des stocks stratégiques pour compenser les risques de fluctuation des délais d'approvisionnement tout en limitant les dépendances étrangères.

La dimension cyber de la résilience

La résilience de la chaîne d'approvisionnement passe aussi par sa protection. L'examen des événements au Haut-Karabagh indique qu'un adversaire potentiel visera d'emblée les capacités logistiques [10]. Aujourd'hui, la moindre manœuvre logistique doit être précédée d'actions dans la sphère informationnelle pour identifier les facteurs de vulnérabilité afin d'y faire face. Or, comme l'a rappelé l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), « l'invasion russe de l'Ukraine a fourni un contexte propice à l'augmentation des actions de déstabilisation en Europe [11] ».

Le piratage des chaînes d'approvisionnement est une forme d'attaque souvent oubliée alors que les conséquences peuvent s'avérer dramatiques. Dans ce contexte, les attaquants ciblent les fournisseurs d'une entreprise, plutôt que l'entreprise elle-même. Les attaques sont donc plus difficiles à détecter et il est primordial de vérifier que les fournisseurs ont mis en place de solides politiques de cybersécurité. Une attaque de tiers (third-party-attack), une attaque de la chaîne de valeur ou une violation de porte dérobée (backdoor breach), peut permettre à un pirate d'accéder à un réseau d'une entreprise via un fournisseur tiers ou la chaîne logistique. Souvent complexes, les chaînes logistiques sont des cibles idéales car il est difficile de repérer les attaques [12]. Il s'avère capital de bien protéger la chaîne logistique et de veiller que les collaborateurs tiers (fournisseurs) disposent de politiques strictes de cybersécurité.

L'ensemble de cette réflexion démontre qu'il est indispensable aujourd'hui d'associer étroitement tous les acteurs de notre défense pour des chaînes d'approvisionnement plus robustes, plus résilientes, capables d'encaisser les chocs, mais aussi de se   reconfigurer. La guerre concerne bien la nation toute entière. Armées, industriels et État forment la trilogie gagnante qui nous permettra de faire face aux conflits présents, et de préparer les conflits futurs.

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[1] Forces opérations blog, Nathan Gain, « La BITD face au casse-tête du financement de l'économie de guerre », 2 octobre 2022.

[2] https://www.forcesoperations.com/entre-explosion-des-delais-et-des-couts-la-bitd-francaise-craint-pour-ses-approvisionnements/

[3 https://www.lefigaro.fr/societes/safran-solide-malgre-les-tensions-au-sein-de-la-chaine-de-sous-traitants-20220728

[4] Discours d'ouverture du chef d'état-major de la Marine lors du colloque « Naval de défense », salon Euronaval. Octobre 2022.

[5] https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/economie-de-guerre-le-ministre-des-armees-prepare-les-industriels-1786460

[6 ] https://lhetairie.fr/2022/11/21/preparer-la-bitd-a-une-confrontation-economique-de-haute-intensite-leconomie-de-guerre-ou-la-nouvelle-frontiere-de-letat/

[7] https://www.defense.gouv.fr/actualites/economie-guerre-5-chantiers-produire-plus-plus-vite

[8] David Maurange, Directeur Centre d'expertise digitale, Sopra Steria, « Le métaverse, véritable outil de transformation de l'industrie », Le Journal du Net, 26 août 2022 : https://www.journaldunet.com/ebusiness/marques-sites/1514655-le-metaverse-veritable-outil-de-transformation-de-l-industrie/

[9] Le jeu Operational Wargame System a été développé par le corps des Marine américains. Or, c'est sur ces plateformes que l'armée ukrainienne a testé sa double offensive contre l'armée russe avant de la lancer réellement à la fin du mois d'août, avec succès.

[10] Patricia Mirallès, Jean-Louis Thiériot, Rapport d'information déposé par la Commission de la Défense nationale et des forces armées en conclusion des travaux d'une mission d'information sur la préparation à la haute intensité, Assemblée nationale, 17 février 2022.

[11] https://www.forcesoperations.com/des-initiatives-pour-accelerer-la-cybersecurisation-de-la-bitd-francaise/

[12] Les attaques peuvent être logicielle (déploiement d'un logiciel malveillant dans toute la chaîne logistique), matérielle (enregistreur de frappes USB) ou firmware (insertion d'un malware dans le code de démarrage d'un ordinateur).

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Commentaires 5
à écrit le 25/04/2023 à 6:51
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Bonjour, Le problème de la logistique est avant tous que les choses ne sont plus construite chez nous , mais a l'autre bout du monde.... Pour les militaire spécifiquement, la suppression des échelon dans les compagnie de combats a etait une vrais...

à écrit le 24/04/2023 à 13:39
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Mouais! Tout ceci est bien incertain. Nous disposons de l'arme nucléaire, il faut augmenter nos capacités et bien faire comprendre que toute attaque sur notre sol, c'est bombe nucléaire. Ça devrait calmer les ardeurs des Russes ou des Chinois s'ils a...

à écrit le 24/04/2023 à 9:51
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Bref : le pays est désarmé. Ceux qui prônent l'économie de guerre sont vraisemblablement les mêmes qui ont sabordé allègrement l'industrie française de Défense après la fin de la guerre froide. Ce qui fait que, par exemple, il faut acheter les muniti...

à écrit le 24/04/2023 à 9:20
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Alors là on est vraiment dans guignol's band ! Où l'on découvre l'amateurisme complet au coeur de l'industrie de défense... Aucune anticipation stratégique, ils sont surpris par le conflit en Ukraine, il faut vraiment le faire ! A quoi servent les s...

le 24/04/2023 à 9:52
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Bravo ! votre style est tellement célinien.

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