
« Sans missile ou sans torpille, un bâtiment ou un aéronef perd sa fonction essentielle. Un Rafale n'est plus un avion de chasse, une frégate n'est plus un bâtiment de guerre et un sous-marin ne fait plus peser de menace ». Cette citation des députés Vincent Bru (LR, Pyrénées-Atlantiques) et Julien Rancoule (RN, Aude), co-auteurs du rapport de la mission flash sur les stocks de munitions, peut prêter à sourire. Toutefois, les armées françaises ont pendant trois décennies tellement souffert des coupes claires imposées dans leurs budgets qu'elles les ont obligées à faire des choix effroyablement difficiles. Et souvent les munitions sont devenues l'une des variables d'ajustement budgétaire pour préserver un modèle d'armée certes complet mais très échantillonnaire, pour ne pas dire à l'os.
« Le renoncement à toute politique de constitution de stock au profit d'un fonctionnement à flux tendu a pour objectif de limiter au maximum la déperdition et l'inactivité de la valeur par l'optimisation du flux (mobile) au détriment du stock (inactif) pour supprimer les coûts afférents au stockage », ont analysé les deux députés.
C'est dans le cadre de ce rapport, dont La Tribune a obtenu une version préliminaire et qui sera présenté ce mercredi, qu'ils formulent dix propositions permettant aux armées françaises de faire face au retour de la haute intensité et aux nouvelles formes de conflictualité. Pour autant, « le ministère des Armées considère que les stocks existants sont suffisants pour répondre aux missions habituelles et à la situation opérationnelle de référence - qui correspond à la tenue des postures permanentes et à l'engagement dans la durée et simultanément sur trois théâtres d'opérations », écrivent les deux députés.
1/ Adapter la reconstitution des stocks de munitions à des hypothèses d'engagement renouvelées.
Les deux députés estiment nécessaire de calibrer les stocks de munitions selon les différentes hypothèses d'engagement. Ils considèrent toutefois que « les stocks doivent gagner en épaisseur pour permettre l'engagement des forces dans la durée ».
2/ Favoriser l'utilisation de munitions réelles dans le cadre d'une préparation opérationnelle intensifiée.
C'est l'une des propositions qui, semble-t-il, les plus novatrices. Elle est également très intéressante. Pourquoi ? Les munitions d'entraînement peuvent coûter jusqu'à trois fois plus cher pour le petit et le moyen calibre, et jusqu'à cinq fois plus cher pour les munitions complexes, rappellent les deux rapporteurs. Ils invitent donc à un usage raisonné de ces munitions d'entraînement, d'autant plus qu'un usage plus systématique des munitions réelles à l'entraînement permettrait « de renouveler régulièrement les stocks selon une logique vertueuse de flux ». En outre, il apparait « primordial de s'entraîner dans des conditions aussi proches que possible de celles des opérations, à l'instar de l'exercice Polaris entrepris par la Marine nationale en décembre 2021 ».
3/ Favoriser le panachage des munitions dans la remontée en puissance des stocks en mettant l'accent sur le besoin de masse.
L'éternel débat entre la masse et la technologie... « La complémentarité entre munitions de saturation et munitions intelligentes met en évidence la nécessité d'assurer un panachage de munitions pertinent, que ce soit pour l'artillerie, la défense anti-char ou la défense anti-aérienne : il faut suffisamment de munitions simples pour traiter 90 % des objectifs, associées à une large gamme de munitions complexes destinées à traiter les 10 % trop résistants pour les munitions simples », expliquent Vincent Bru et Julien Rancoule. Toutefois, la technologie reste nécessaire pour surclasser les adversaires. Ce qui peut entraîner « une asymétrie entre cible et moyen utilisé pour la traiter » quand les munitions intelligentes sont utilisées pour neutraliser aussi bien un char, un avion ou un navire que de simples véhicules blindés ou drones. « Ce qui n'est pas soutenable dans un contexte de haute intensité », estiment les deux députés.
4/ Réinternaliser le maintien en condition opérationnelle des missiles au sein des forces lorsque c'est possible et systématiser les engagements en seuil de disponibilité dans les contrats de MCO.
Les deux rapporteurs recommandent d'opérer un partage mieux équilibré des activités de maintenance des munitions complexes entre les industriels et le SIMu. Ce qui permettrait, « en réalisant davantage d'interventions techniques auprès des forces, de limiter les nombreuses pertes de jouissance liées au transit vers les sites industriels »., soulignent-ils. Mais, selon eux, cette piste de réflexion doit être « nuancée au regard du haut niveau technologique et industriel requis pour le MCO (Maintien en condition opérationnelle) et parfois difficilement réalisable par les forces, dont les moyens demeurent limités ». C'est pourquoi les rapporteurs proposent de systématiser dans les contrats de MCO des clauses stipulant « un seuil minimal de disponibilité des missiles, comme cela se fait déjà pour certains d'entre eux ».
5/ Affermir la visibilité des entreprises et la régularité des commandes étatiques.
C'est le nerf de la guerre pour n'importe quel industriel. Sans commande, les groupes d'armement ne vont pas dimensionner leur outil de production, faire des stocks. Les deux rapporteurs ont indiqué que les industriels avaient « unanimement » souligné un manque de visibilité de la commande publique qui les prive de toute faculté d'anticipation pour répondre aux besoins des forces. Résultat, il en résulte une utilisation sous-optimale de l'outil de production interne et de la supply chain. A ce manque de visibilité, s'ajoute un manque de régularité de la commande étatique tendant à dissuader toute production anticipée en l'absence de commande. Ce constat est « susceptible d'entraîner des ruptures de production et donc des pertes de compétences au sein de lignes de production », regrettent-ils.
6/ Privilégier une logique de gestion du risque dans l'appréhension des normes.
Les normes en vigueur sont élevées par rapport à celles qui s'appliquent sur le marché international, conduisant à un renchérissement des coûts et des délais de production, « pour un bénéfice opérationnel discutable dans de nombreux cas »., notent les deux rapporteurs. Aussi, ils estiment indispensables la simplification de normes touchant l'industrie munitionnaire « pour amorcer un fast-track d'économie de guerre ». L'enjeu est de trouver le juste équilibre entre sécurité et pragmatisme, « ce qui passe par une redéfinition de la culture du risque et l'adoption d'une approche de gestion du risque », recommandent-ils. De même, ils préconisent une simplification des qualifications des équipements par la direction générale de l'armement (DGA).
7/ Appuyer la mise en œuvre d'exemptions Défense pour l'industrie munitionnaire dans le cadre de l'application du règlement REACH.
Le règlement REACH est l'un des cauchemars depuis 2007 des armées et des industriels. Certains processus de cette réglementation ont de lourdes conséquences financières ou calendaires entravant la montée en puissance des stocks de munitions. Ainsi, le processus d'autorisation/restriction, en plus de rallonger les délais d'obtention, de refus ou de renouvellement, soumet les entreprises à des demandes d'autorisation de la Commission européenne pour une substance donnée et un volume déterminé, dont le coût avoisine les 300 millions d'euros pour un industriel. Tous les acteurs auditionnés par les deux députés ont suggéré le recours à des exemptions Défense, soumises à autorisation du ministère de la Transition écologique, permettant d'alléger certaines contraintes.
8/ Constituer des pré-stocks de composants et sous-ensembles stratégiques.
C'est ce que font à la demande du ministère de plus en plus les industriels de l'armement, qui juraient il y a peu de temps encore que les stocks étaient leur ennemi. Pourtant disposer de stocks de composants stratégiques et sous-ensembles constitutifs, souvent simples mais longs à produire, permet de réduire le cycle de production, en assurant un passage plus rapide vers la phase d'assemblage notamment en cas de pic de demande. Seules des commandes peuvent donner une visibilité aux industriels qui les pousseraient à investir. « Cet effort réclame toutefois une commande étatique, les industriels ne pouvant financer à eux seuls ces pré-stocks : la contractualisation de ces stocks doit donc faire l'objet de négociations entre les industries et les forces, étant entendu qu'ils seraient assumés par la puissance publique »., expliquent Vincent Bru et Julien Rancoule.
9/ Relocaliser des filières stratégiques pour l'industrie munitionnaire, notamment dans le domaine des poudres.
Les deux rapporteurs sont pragmatiques. Il faut relocaliser ce qui peut l'être. C'est le cas dans la filière des poudres, où la France ne dispose pas d'autonomie stratégique et doit notamment se fournir en Allemagne. D'éventuelles tensions d'approvisionnement doivent inciter le ministère des Armées à reconstituer une filière de poudres en France. Ce qui est « une priorité stratégique » pour les deux rapporteurs. Ainsi, le ministère réfléchit en coopération avec Eurenco à la reconstitution d'une capacité de production autonome de poudres de gros calibre sur son site de Bergerac. Un investissement estimé à 60 millions d'euros dont Eurenco financerait la majeure partie. L'entreprise avait rationalisé son outil industriel en délocalisant cette production sur son site suédois tout en conservant la propriété du savoir-faire technologique en France.
Les rapporteurs appellent également l'attention sur la nécessité de s'attaquer à des dépendances plus structurelles que seule une action coordonnée à l'échelle européenne pourrait résoudre. C'est le cas avec la filière des semi-conducteurs, particulièrement critique dans la mesure où elle est largement monopolisée par l'Asie et notamment Taiwan, premier producteur mondial avec 65 % du marché. Traiter cette vulnérabilité constitue un enjeu stratégique de taille pour l'autonomie française mais aussi européenne.
10/ Doter les forces de lots de munitions télé-opérées capables de faire face à l'attrition forte de la haute intensité et de répondre aux besoins du terrain.
Les rapporteurs soulignent l'importance de tenir l'effort annoncé par le ministre des Armées dans le cadre de la future loi de programmation militaire (LPM) visant à doter les forces françaises de « plusieurs milliers » de munitions télé-opérées à horizon 2030. « La rapidité doit prévaloir tant dans le processus de sélection des projets que dans la phase de qualification, de fabrication industrielle des munitions télé-opérées, de mise en œuvre des munitions sur le terrain ou encore dans le délai de formation des militaires pour utiliser cette nouvelle munition », soulignent Vincent Bru et Julien Rancoule. Par ailleurs, dans une optique d'autonomie stratégique, il leur semble important de favoriser une fabrication française limitant au maximum les composants importés de l'étranger, notamment certains composants électroniques particulièrement sensibles.
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