Du bon usage de la frontière

Il est temps de réhabiliter la notion de frontière. Il faut en définir un bon usage, afin de l'ériger comme un vecteur efficace de stabilité et de résorption des crises. Par Florent Stora, docteur d'Etat en science politique.

Dans un article du New York Times en date du 27 juillet 2016 « Web People vs. Wall People », Thomas L. Friedman distinguait aux Etats-Unis l'apparition d'un nouveau clivage entre le peuple du web, favorable à la mondialisation économique, à la révolution technologique, et donc à une plus grande ouverture de la société, et le peuple du mur, se sentant menacé dans ses emplois et son mode de vie par le libre-échange et l'immigration, et donc plus enclin à la fermeture.

Renforcement des frontières ou effacement?

Cette opposition entre fermeture et ouverture, proche sans la recouper totalement de la distinction entre souverainistes et mondialistes, place la question de la frontière au cœur du débat public dans l'ensemble des démocraties occidentales, notamment au Royaume-Uni après le Brexit, mais aussi aux Pays-Bas, en Allemagne et en France. Certains plaident pour un renforcement des frontières, à travers le protectionnisme économique et une maitrise rigoureuse des flux migratoires, la restauration de la souveraineté et la préservation de la cohésion nationale.

D'autres militent pour leur effacement et l'accompagnement d'une mondialisation apportant la paix et le progrès par le dépassement des souverainetés nationales. Mais le débat reste encore une fois faussé par la virulence de ceux qui cherchent à disqualifier la notion de frontière en jugeant ses défenseurs coupables d'encourager une crispation identitaire ou le repli sur soi. Or, les notions de frontière et d'ouverture sont souvent mal comprises et employées de manière confuse. Comme l'on sait avec Baruch Spinoza que « le mal c'est la confusion », et avec Albert Camus que « mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde », toute analyse critique suppose alors de tenter de corriger les approximations langagières qui cherchent à déformer le réel ou à masquer la vérité. Car il demeure possible de restituer à la notion de frontière sa pertinence et sa légitimité, en traçant une voie médiane entre ceux qui l'instrumentalisent à des fins ethnicistes et xénophobes et ceux qui la déprécient au profit d'un cosmopolitisme hors-sol et désincarné.

La frontière donne un ordre et un sens au monde

Dans son ouvrage « La société ouverte et ses ennemis », Karl Popper entend par société ouverte, en opposition à la société close, magique ou tribale, une société où des individus autonomes et libres privilégient le questionnement, la discussion rationnelle, le débat, l'esprit critique. L'ouverture est principalement appréhendée sous le registre psychologique et symbolique et non sous l'angle physique ou matériel. De même, la frontière ne peut être comprise comme une clôture ou une fermeture. La frontière donne un ordre et un sens au monde. Un individu ou une collectivité ont besoin, pour éprouver leur existence, de se situer dans l'espace, de s'inscrire dans un lieu défini, dans un territoire précisé. En cela, la frontière fixe des repères, place des bornes qui sont autant de balises. A l'inverse du mur qui interdit le passage, la frontière régule et établit un lien (Régis Debray, Eloge des frontières). Elle délimite et appelle une séparation entre le « dedans » et le « dehors » qui permet l'hospitalité, transformant l'étranger, l'ennemi potentiel ou «hostis», en hôte «hospes» (Emile Benveniste «vocabulaire des institutions indoeuropéennes »).

Une des conditions de l'existence d'une communauté politique

La frontière est ainsi une des conditions de l'existence d'une communauté politique et de la constitution d'un Etat dont les trois attributs principaux sont un gouvernement, un peuple et un territoire, qu'il s'agit de défendre contre les menaces extérieures et de protéger contre les risques de divisions internes. Elle garantit à un peuple inscrit dans un Etat un droit à la continuité historique et lui offre la possibilité de persévérer dans son être collectif. Elle est donc un élément constitutif de son identité, de sa souveraineté, de sa sécurité. Dans l'Antiquité déjà, la démocratie athénienne, soucieuse d'éviter la discorde civile, la « stasis », avait imaginé des procédés comme l'ostracisme, procédure qui permettait d'écarter un citoyen considéré comme dangereux pour l'Etat, ou encore l'amnistie (Nicole Loraux : la cité divisée, l'oubli dans la mémoire d'Athènes).

 La République française est elle-même le produit d'une histoire et le terreau d'un projet dont la devise Liberté, Egalité, Fraternité incarne l'idéal d'émancipation qui reste toujours à promouvoir. Elle n'est pas un donné, définitivement acquis, mais doit au contraire être entretenue et cultivée constamment, protégée aussi contre les menaces externes et les risques internes. C'est pourquoi elle est légitime à engager des politiques permettant de préserver la concorde civile toujours fragile comme la maîtrise rigoureuse des flux migratoires qui doit s'entendre comme le souci de mieux réguler les entrées et les sorties du territoire en fonction des capacités d'accueil de la société. Un Etat stratège et protecteur, confronté à un chômage structurel, à une augmentation de la pauvreté, à un déclassement d'une partie de la classe moyenne ainsi qu'à des difficultés d'intégration d'une partie de sa population devrait ainsi pouvoir mieux réguler sa politique d'immigration.

La compassion ne constitue pas le seul ressort de l'action politique

En outre, dans un contexte d'Etat d'urgence et face à une menace terroriste forte et durable, il est surprenant que le projet d'étendre la possibilité de déchoir de la nationalité française à toute personne née française et détenant une autre nationalité lorsqu'elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation, ait suscité une telle controverse pour être in fine abandonné. Sur ces sujets éminemment sensibles, si l'on peut comprendre les réflexes de générosité et de bienveillance, on ne peut se résoudre à ce que la compassion constitue le seul ressort de l'action politique. L'enfer étant pavé de bonnes intentions, ceux qui pourfendent les frontières et plaident pour un monde sans frontière, pacifiste, ouvert à tous et sans conditions, sont ceux-là même qui poussent des cris d'orfraie devant la montée des extrêmes et ne font somme toutes, selon la formule de Jacques-Bénigne Bossuet, que « déplorer les conséquences dont ils chérissent les causes ».

Le projet européen fragilisé par l'absence de frontière  claire

De même, le projet européen se trouve fragilisé par l'absence de délimitation claire des frontières de l'Union européenne. Les élargissements successifs en 2004 puis en 2007 (Bulgarie et Roumanie) et en 2013 (Croatie), ainsi que les négociations d'adhésion engagées avec la Turquie et l'Ukraine sans véritables consultations préalables des populations des Etats membres n'ont eu pour effet que d'entretenir le flou sur les limites géographiques de l'Union européenne.

Or, une conscience et une identité européenne ne pourront se forger que si se concrétisent un espace d'expérience et un horizon d'attente communs aux peuples d'Europe, clairs et stabilisés. Par ailleurs, le dispositif Schengen a montré ses limites en l'absence d'une véritable administration douanière européenne et en raison d'un contrôle à intensité variable selon le degré d'implication des Etats. A rebours des initiatives unilatérales d'un Etat comme celles prises par la chancelière allemande en matière d'accueil des migrants qui sont autant de sources de déstabilisation de tout l'édifice, l'Union européenne doit se doter d'une politique migratoire et d'une politique de défense européenne communes reposant sur des concertations et des complémentarités entre ses Etats membres. En outre, la directive sur les travailleurs détachés, en ce qu'elle crée de fortes disparités de situations sociales au sein des Etats membres devrait être revue afin d'en corriger ses effets de dumping social.

Enfin, le principe de souveraineté et celui d'intangibilité des frontières, même tempéré par le droit d'ingérence et la responsabilité de protéger, notamment pour des questions humanitaires, continuent d'ériger la frontière comme un élément essentiel du droit et des relations internationales, consacré par la charte des nations unies du 26 juin 1945. Aujourd'hui encore, c'est en redéfinissant par des initiatives multilatérales coordonnées des frontières sûres et reconnues par tous, au Moyen-Orient et au Proche-Orient, ou en rétablissant les capacités des Etats à garantir leurs frontières en Afrique sub-saharienne que l'on pourra créer les conditions de la pacification de ces régions du monde.

Emmanuel Kant dans « son projet de paix perpétuelle » ne plaidait pas encore pour la démocratie universelle mais appelait à l'universalisation du régime de la République, seul à même, avec le développement du commerce, de garantir une paix durable. Même si l'émergence de biens publics mondiaux tels que la lutte contre le changement climatique, la préservation de la biodiversité, ou le contrôle des pandémies, stimule les progrès de la gouvernance mondiale en lien avec les actions de la société civile, elle exige aussi et surtout de renouveler et de renforcer les formes de coopération interétatiques, comme l'a d'ailleurs illustré la conférence sur le climat de Paris-le Bourget de novembre 2015.

 On le constate, le clivage entre l'ouverture et la fermeture est trop réducteur. Il est alors temps de réhabiliter la notion de frontière, d'en définir un bon usage afin de l'ériger comme un vecteur efficace de stabilité et de résorption des crises aussi bien au sein des Etats que dans le cadre d'un nouvel ordre international encore embryonnaire et balbutiant.

 Florent Stora

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(*) Florent Stora, ancien élève de l'Ena, docteur d'Etat en science politique, est l'auteur d'une thèse sur « les processus de transition démocratique ». D'abord enseignant-chercheur en science politique, il a ensuite exercé des fonctions dans les domaines de la diplomatie culturelle et éducative. Il a été responsable du service Europe du Ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche de 2003 à 2006. Il a été conseiller à la représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne sur les sujets culture et éducation entre 2006 et 2010, notamment pendant la présidence française de l'UE en 2008, et conseiller diplomatique du ministre de la culture sous la présidence de Nicolas Sarkozy entre 2010 et 2012. Il a été conseiller pour la société civile au sein du secrétariat général chargé de préparer et d'organiser la conférence sur le changement climatique (cop21) à Paris / Le Bourget en novembre 2015.

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Commentaire 1
à écrit le 30/04/2017 à 21:13
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