Il est indispensable de confier les clés de la virtualisation des territoires à un nouvel « Airbus » européen

OPINION. Construire un jumeau territorial numérique à l'échelle européenne suppose trois conditions : un projet entièrement dédié à l'utilisateur où l'on ose mutualiser les efforts et les données, avec confiance et transparence. Par Fabrice Simondi, co-fondateur de l'éditeur Vectuel et président du think-tank Co-Liv.
(Crédits : DR)

Le vieux plan papier de mon enfance n'existe plus. Le « twin3D », comme l'appellent les Anglo-saxons, est l'outil miracle que les aménageurs, les villes, les entreprises et surtout le grand public attendent. Il ne s'agit rien de moins que de reproduire l'existant pour simuler le futur. L'idée fonctionnelle n'est pas nouvelle. Depuis 20 ans déjà, le jumeau numérique dans l'industrie permet de modéliser précisément son outil de travail avant de le concevoir, en vue de l'utiliser et de l'amortir pour des décennies. Le jumeau numérique de la ville a le même potentiel. Demain, nos territoires reposeront sur des dispositifs capables de multiples et puissantes simulations prédictives. A-t-on simplement conscience de leur impact et que des arbitrages et choix en matière d'urbanisme, d'énergie, de réseau d'eau, de transports, et très certainement la carte électorale, qui en dépendront ?

Qui visualise le territoire dessine son futur. Aujourd'hui, ce futur nous échappe, car nous ne maîtrisons plus les outils. Or Google Maps et autres technologies ont pris le monopole de la cartographie. Confier les clés de la planification territoriale à un acteur monopolistique, très éloigné de nos racines culturelles et politiques, est loin d'être anodin. Peut-on encore choisir avec qui construire ce dispositif, sous quelles conditions, et en particulier avec quel consentement ? En effet, on peut se demander quel élu, citoyen, aménageur consentirait à ce que toutes les données générées par les usagers du territoire soient exploitées par Cambridge Analytica, Google Sidewalk, ou Alibaba. L'Europe laissera-t-elle ces acteurs mondiaux influencer l'avenir de nos villes via des outils intrusifs que nous ne comprenons ni ne maîtrisons ? A-t-on définitivement perdu - sans même avoir combattu d'ailleurs - cette bataille, ou sommes-nous capables de reprendre en main le futur de nos territoires ?

Un jumeau territorial numérique

Il faut construire ce projet de jumeau territorial numérique à l'échelle européenne, et ce à trois conditions. La première : l'intention initiale de l'outil doit répondre à un projet entièrement dédié à l'utilisateur. Et c'est bien ce qui a fait le succès de Google : en 10 ans, plutôt que d'avoir concentré ses efforts sur l'optimisation des espaces publicitaires, Google a consacré ses ressources à la création d'une carte consultable pour la planète entière. Google Maps est ainsi devenu l'un des meilleurs moteurs de recherche géo-spatiale, source de revenus induits par le flux d'utilisateurs. On peut ainsi penser, que si la volonté du géoportail français lancé en 2006 avait été plus large que l'objet initial de l'IGN, c'est-à-dire distribuer l'information publique de source officielle, nous aurions aujourd'hui une technologie de dimension européenne. En se trompant d'objectif, le risque est de freiner durablement l'adhésion des utilisateurs et le déploiement des solutions. Le porteur de projet doit en effet suivre un objectif susceptible de fédérer et intéresser le plus grand nombre d'acteurs de l'écosystème.

Deuxième condition du succès de ce jumeau territorial européen : oser mutualiser les efforts et les données. Aujourd'hui, de nombreux acteurs territoriaux - collectivités locales, aménageurs, entreprises de réseaux, de déchets, de transports, groupes de télécom - initient des projets de virtualisation du territoire. Autant d'expériences parallèles et d'investissements hétéroclites, qui démultiplient les erreurs au lieu de mettre en commun les bonnes pratiques. Face à ces initiatives isolées et souvent peu transparentes, les risques sont nombreux : rejet des citoyens, inadéquation des structures et essoufflement technique. Avec à terme, une issue vaine, décrédibilisant la démarche globale, avec un retour sur investissement négatif.

Troisième condition enfin : la confiance. Elle ne naîtra que de la transparence de l'acteur portant le projet, en termes de gouvernance, de visées et de financement. Dans la ville connectée, les données proviennent d'une multitude de sources. Or, ces données constituent-elles pour autant un bien commun ? La question désormais n'est pas « qui fournit la donnée ? » mais « qui la gère, l'agrège et l'exploite ? » - sous-tendant évidemment la question « et à quelle fin ? ». La polémique des compteurs Linky illustre clairement la réaction des usagers à la perception qu'ils se font du projet : un opérateur qui agrège et utilise, selon ses propres règles, de la donnée sera de facto perçu par les clients-usagers-utilisateurs comme instrument générateur de bénéfices nourrissant des ambitions mercantiles auto-centrées. Le jumeau numérique de la ville ne peut être opéré que par un acteur à la neutralité « métier » affirmée, n'ayant lui-même aucun autre intérêt particulier que celui de son utilisateur final. Entièrement dédié à la qualité de service pour l'utilisateur, il n'en sera que plus gagnant pour ses clients et saura donc développer un outil adapté, évolutif et source de revenus multiples.

Permettre l'émergence d'une licorne européenne

Deux options semblent à ce jour possibles : soit de très grands industriels de l'informatique accélèrent immédiatement, en menant une stratégie fédératrice et mutualiste, soit des associations de compétences entre startups et industriels, à commandement souple et itératif, voient le jour et soutiennent un investissement élevé. L'opportunité, le « momentum » est plus que jamais accessible : un acteur ayant compris les enjeux, s'extrayant des visées sectorielles stériles, pourrait mutualiser les coûts et multiplier les gains en agrégeant les technologies à sa disposition (Cloud, IA, big data...etc.). Et profitant de la multiplicité des usages, cet acteur pourrait en répartir l'exploitation sur plusieurs typologies d'applications. Force est de constater que seules certaines organisations, tant sur le plan des méthodologies de travail que sur les capacités financières et juridiques, sont apparemment capables de prendre cette direction.

L'Europe va-t-elle réussir à favoriser l'émergence des acteurs de référence de demain et permettre l'émergence d'une nouvelle licorne européenne ? Il est important d'alerter sur les enjeux qui se jouent. La naissance d'un champion européen des services de modélisation de la ville, centré sur l'intérêt de l'usager, est nécessaire pour éviter que la vie de millions de personnes pour une zone du monde qui concentre le plus de richesse soit planifiée par des puissances nord-américaines ou asiatiques aux objectifs incertains. Sur le plan politique, faire émerger de nouveaux Airbus défendant l'intérêt et la liberté de nos concitoyens servira à lutter efficacement contre le populisme et l'europhobie.

(Les intertitres sont de latribune.fr)

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