Russie : la silencieuse chute du rouble

OPINION. La Russie occupe les premières pages des médias, dossier Navalny, situation en Biélorussie, résurgence du Covid-19. Elle est beaucoup moins présente dans le domaine économique, et pratiquement absente dans le domaine monétaire. Ce dernier est pourtant important dans le cadre d'une stratégie de puissance. Or, depuis des années, la devise russe s'affaiblit. Pendant l'été, elle n'a pas suivi la remontée du pétrole, tout au contraire. Par Gérard Vespierre (*) Fondateur et Président de Strategic Conseils.
Gérard Vespierre.
Gérard Vespierre. (Crédits : Valérie Semensatis)

A la différence de l'URSS, puissance mondiale économiquement isolée, la Russie est rentrée dans l'économie mondiale. L'explosion des prix du pétrole (18 dollars le baril, prix moyen 1999) et celle aussi des prix gaz ont donné à Vladimir Poutine et à son pays, 15 années glorieuses. A l'été 2014, le pétrole avait atteint 108 dollars le baril, soit des prix multipliés par 6 (!) juste avant l'impact des volumes de pétrole de schiste américain.

Durand ces mêmes 15 années, la Russie a augmenté ses volumes de production de brut de plus de 60%. Ses revenus pétroliers ont ainsi été multipliés par... 10!

Beaucoup plus de recettes, donc beaucoup plus de capacité d'importer. Le cours du rouble et son corollaire, la politique monétaire, ont donc pris une réelle importance dans la politique économique russe.

Le cours du rouble s'est ainsi trouvé à la rencontre de trois trajectoires, celle de du secteur énergétique (volume et prix), celle du reste de l'économie russe, et enfin l'impact des tensions géopolitiques impliquant la Russie.

Les premiers signes de fébrilité du rouble sont intervenus comme le montre le graphique ci-dessous, en 2013.

Les premières tensions sur le rouble

Contrairement à ce qui a été beaucoup dit, et écrit, ce n'est pas le choc des premiers volumes de pétrole de schiste qui ont provoqué les premiers mouvements de baisse sur le rouble.

Les premiers mouvements de baisse sont nés avec le début des tensions réelles entre la Russie et l'Ukraine, et ce, avant les évènements de Maïdan. Fin mai 2013, le président russe a évoqué en des termes très abrupts les projets ukrainiens de se rapprocher de l'Union européenne : « Si l'Ukraine venait à signer un protocole avec l'Union européenne, cela aurait inévitablement (pour l'Ukraine) de sérieuses conséquences. »

Les marchés financiers apprécient à leur façon la notion de risque. Ils l'intègrent en faisant payer une « prime de risque » soit par des taux d'intérêt supérieurs, soit en créant des décotes. C'est ce deuxième type de conséquence qui a naturellement prévalu sous la forme d'une décote du rouble. Cette dernière atteignit 10% à l'automne 2013.

C'est alors ajouté, en fin d'année suivante, le choc des nouvelles productions pétrolières américaines.

Rouble

Le choc pétrolier 2014-2016

Le véritable impact sur le rouble, et sa baisse de 40%, par rapport à la période 2011-2012, est intervenu avec l'écroulement du prix du baril, qui est passé pendant quelques jours sous les 30 dollars durant le mois de janvier 2016.

La première réplique fut le contrôle des sorties de capitaux, qui accéléraient la baisse, puis la très forte hausse du taux de la Banque centrale. Entre fin 2014 et début 2015, ce taux est monté à 17%. Il n'est revenu sous la barre des 10% qu'au début de l'année 2017.

Cette haute rémunération a accompli son objectif monétaire, à savoir la stabilisation du taux de change sur la période 2015-2018, comme on peut le constater sur le graphique ci-dessus.

Cette quasi-stabilité a été naturellement confortée par la remontée des cours du baril de pétrole qui a passé pratiquement toute l'année 2018 au-dessus de la barre des 70 dollars.

Mais sur la période 2014-2018, la baisse du prix du baril - et donc des revenus pétroliers - a réduit le cours du rouble du tiers de sa valeur.

Cette situation s'est encore détériorée avec l'impact du Covid-19 et la baisse de plus de 15% de la consommation pétrolière dans le monde.

Le choc Covid-19

Initialement limitée à la Chine, fin 2019 et début 2020, l'épidémie, devenue pandémie, a impacté sérieusement l'économie russe.

Face à la baisse de la consommation chinoise de pétrole, la Russie décide de ne pas réduire sa production. Ce changement de stratégie vis-à-vis de l'OPEP, après l'alliance de 2018, provoque une guerre des volumes avec l'Arabie Saoudite. La chute des prix qui en résulte amorce une nouvelle chute du rouble, à partir du mois de mars, comme le montre le graphique ci-dessous.

Rouble 2

Un nouveau changement de stratégie pétrolière, en avril, et le retour à une alliance avec l'OPEP, a envoyé un signal positif au marché, limitant techniquement la baisse des prix, et l'affaiblissement du rouble.

Malgré la vertigineuse baisse du prix du baril, qui a enfoncé le plancher des 29 dollars de 2015, le rouble a tenu sa parité vis-à-vis de l'euro, et ce malgré la légère réévaluation de ce dernier vis-à-vis du dollar (6% depuis le 1er janvier).

Mais une nouvelle variable allait entrer en lice : la politique monétaire de la Banque centrale, face aux exigences économiques nationales.

L'intervention de la Banque centrale

Comme l'ensemble des économies du monde, l'économie russe est soumise aux contraintes sanitaires.

Mais les difficultés économiques sont amplifiées en Russie par la part des ressources énergétiques dans l'économie. La stabilisation des prix du pétrole s'est produite grâce à une réduction des volumes de production (plus de 10%). La Russie doit donc faire face simultanément à une baisse de production et à une baisse des prix. Si le prix moyen de 2020 se situe autour de 40 dollars, celui de 2019 a été de 65 dollars, soit une baisse proche de 40%!

L'addition de ces 2 baisses, volume et prix, conduit à une diminution de 50% des revenus pétroliers russes, par rapport à 2019, et son corollaire vis-à-vis du budget de l'Etat. L'impact cumulé de la baisse d'activité liée au Covid-19, et la disparition de 50% des revenus pétroliers, nécessitait la mise en place de décisions macro-économiques. Tel fut le sens des décisions d'intervenir sur les taux bancaires, et donc d'abaisser le taux de la Banque centrale.

Depuis le taux record de 2015, Moscou avait entamé une décrue régulière, mais, il y a un an, au 1er septembre 2019, le taux directeur était encore à 7,25%, soit bien au-dessus des taux des pays occidentaux (de 0 à 1%) et aussi très supérieur à celui de tous les autres pays dits BRICS (de 2% à 4%). Au dernier trimestre 2019, cette baisse s'est poursuivie pour atteindre 6,25% en fin d'année.

L'ampleur de la crise économique a poussé à l'accélération de la baisse du taux de 25 puis de 50 et enfin 100 points de base par étapes de deux mois. Le graphique ci-dessous visualise cette baisse du taux central.

taux russe

Mais si cette politique offre l'avantage de donner une plus grande capacité d'investissement à tous les types d'agents économiques, elle a un corollaire, celui d'exposer d'avantage la monnaie.

C'est ce qui se produit depuis le début de l'été. Le rouble est donc reparti à la baisse, malgré une forme de relative stabilité sur le front pétrolier. Mais, les difficultés peuvent s'accumuler.

Les tensions géopolitiques

Les marchés sont également attentifs aux tensions entre les Etats, l'exemple de la crise entre l'Ukraine et la Russie n'est vieux que de quelques années. Moscou est maintenant aux prises avec la crise biélorusse, qui introduit à nouveau des tensions avec l'ensemble des pays occidentaux. Comme si cela n'était pas suffisant, l'empoisonnement de l'opposant numéro 1, Alexeï Navalny, tend un peu plus le climat entre la Russie, l'Europe, et les Etats-Unis.

Cette accumulation de tensions pose des problèmes comme la bonne fin, ou non, du projet gazier russo-allemand, Nord-Stream 2. Cela aboutit pour les marchés financiers à faire monter le « risque Russie » et donc en corollaire, à créer un « taux de dépréciation » monétaire.

Il y a quelques jours le taux de change du rouble a battu son niveau historique et a frôlé le taux de 94 roubles pour 1 euro. Il y a 7 ans, avant le début de la crise ukrainienne, ce taux de change était autour de 40 roubles pour 1 euro. En 7 ans, le rouble a donc perdu plus de 55% de sa valeur. D'un strict point de vue géopolitique, un pays qui se veut « fort » peut-il l'être, avec une monnaie « faible » ?

Les conséquences de cette situation

Les conséquences sont de plusieurs ordres, économiques et politiques. D'un point de vue économique, la nouvelle phase de baisse sensible du rouble (5% au cours des 2 derniers mois) va entraîner une hausse des prix des produits importés, et donc de l'inflation. Le taux d'inflation (réelle) de 2020 se situera au-delà des estimations gouvernementales (3,7%) et devrait dépasser les 4%, soit très proche du taux d'intérêt de la Banque Centrale (4,25%). Devant cette situation, plusieurs options sont possibles.

Le gouvernement russe peut choisir de laisser le taux central inchangé, mais, en cela, il encourage l'inflation, et donc la baisse du pouvoir d'achat réel. Cela sera inévitablement ressenti par les ménages et suscitera un mécontentement économique qui se traduira en mécontentement politique.

L'autre alternative est de remonter le taux central pour soutenir la monnaie et ralentir l'inflation, mais ce faisant, il ralentit l'économie, entraînant une augmentation du chômage. Le mécontentement populaire sera donc à nouveau au rendez-vous.

Les perspectives économiques, et de politique intérieure, sont donc à court et moyen terme, grises et difficiles, et le choix entre 2 mauvaises solutions s'avère complexe.

L'amélioration devra impérativement venir d'une augmentation de la consommation mondiale de pétrole, liée entre autres à la reprise du trafic aérien. Cela se fera, pas tout de suite, et lentement. A plus long terme, à la fin de cette décennie, les perspectives de consommation mondiale de pétrole vont probablement tendre vers un plateau, pour ensuite décroître. Les prix, eux aussi, ne pourront que s'orienter à la baisse en raison de l'excédent de l'offre. Ce sont donc de nouveaux défis à l'horizon pour l'économie russe et son gouvernement.

Deux périodes très distinctes vont marquer la présidence de Vladimir Poutine : la première (2000-2014) aura été celle des 15 glorieuses ; la seconde (2014-2024) s'annonce comme celle des années difficiles.

Dans ces conditions, nul doute que le rouble va continuer à affronter de nouvelles tensions.

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(*) Diplômé de l'ISC Paris, Maîtrise de gestion, DEA Finances, Paris Dauphine.
Auteur du site : www.le-monde-decrypte.com

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Commentaires 16
à écrit le 06/10/2020 à 21:12
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Continuez a critiquer et de croire a votre Argent Bancaire européen et aux CAC 40 ! aujourd'hui le peuple russe commence la vaccination alors que les laboratoires EU Calculent les bénéfices et la rentabilité avant tout , comparez l'endettement par ...

à écrit le 06/10/2020 à 18:54
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J'adore ces "experts" qui ne comprennent visiblement rien à l'économie. La chute d'une monnaie est plutôt une bonne chose. Cela fait d'ailleurs 30 ans que les USA accusent accusent la Chine d'avoir une monnaie sous-évaluée...

à écrit le 06/10/2020 à 11:06
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Dans une logique de politique de substitution aux importations, la baisse du rouble est cohérente... quant à la rente hydrocarbure, elle reste importante mais à tendance à diminuer dans la part de la production et des exportations Cf. Notamment les c...

à écrit le 06/10/2020 à 0:19
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On attend la suite pour la route de la soie et la fin de l'ère Poutine, on pourra sans doute négocier de nombreux contrats car les états unis sont devenus des partenaires plus du tout fiables. Les Russes ont un énorme avantage sur nous, il y a une a...

le 06/10/2020 à 10:11
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"Je me répète, un pays qui ne connait pas le racisme sera riche un jour, celui qui l'est sera pauvre et on en fait partie. " Je réponds pas souvent mais difficile de ne pas appuyer cette vérité tellement elle est peu dite, alors que capitale, pou...

le 06/10/2020 à 15:24
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"absence totale de racisme" c'est une plaisanterie j'espère ? vous êtes déjà allé en Russie ? vous connaissez beaucoup de russes ? c'est la plus grosse ânerie que j'ai lu sur la Russie depuis des années....

le 07/10/2020 à 9:12
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@ aulom ho zut mon pauvre vieux, pemmore a tué ta raison principale de soutenir la Russie ! Sache aussi que Nietzsche voyait l'avenir de l'humanité dans le métissage ! Hé oui mon pauvre vieux tout ton monde qui s'écroule, ça tombe bien cela t...

à écrit le 05/10/2020 à 10:44
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Voilà une Russie compétitive sur le marché mondial, alors que d'autre leur cherchent "des poux" pour les isolés!

à écrit le 05/10/2020 à 9:58
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Comme nous ne parlons pas de la France, ce cas nous permet de mesurer l'impact de l’économie locale sur la monnaie. Nous avons ici une très bonne analyse macro économique. Si le cours du pétrole et les tensions géopolitiques expliquent une partie de...

le 06/10/2020 à 7:07
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Ça ne vous rappelle pas un autre pays ?

à écrit le 05/10/2020 à 9:21
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"et pratiquement absente dans le domaine monétaire. Ce dernier est pourtant important dans le cadre d'une stratégie de puissance" La seule puissance financière de crédible et qui ne sera jamais égalée c'est l'Amérique, les russes, intelligent, sa...

le 06/10/2020 à 15:27
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les soviétiques ont payé un lourd tribu prendre seulement Berlin, avec l'aide et le financement de l'Ouest..... aujourd'hui, les russes seuls auraient beaucoup de mal à envahir un continent 5 fois plus peuplé qu'eux et 30 fois plus riche...

le 08/10/2020 à 9:48
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Ils n'en auraient surtout aucun intérêt avec un protagoniste américain qui possède une puissance militaire visiblement sans commune mesure vu comme ils ont écrasé militairement le régime iranien en quelques heures. Mais s'ils le voulaient et vu l...

à écrit le 05/10/2020 à 9:14
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Russie 0 dette, France 2500 milliards d' euros, US 25000 milliards cad France fois 10 pour 5 fois plus d' habitants, cherchez l" erreur - Y peuvent pas s' empêcher de taper sur les pays avec des souverainistes à la tête!

le 05/10/2020 à 15:59
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D'où vous avez vu que c'était 0 ? Elle est de 477 milliards de dollars la dette russe. Quand au soi disant souverainisme, les Asselineau le Pen Mélenchon vont faire un show à la Tsipras 2015 avant de se prendre une bonne gamelle, voilà le scénario.

le 06/10/2020 à 15:30
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La Russie n'a pas zéro dette, creusez un peu cette question pour comprendre la propagande qui a produit ça dans votre tête. Sa dette est d'environs 15% de son PIB? ce qui est faible, je vous l'accorde. On a pas de dette quand on investi pas... j'ai...

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