Planète : Pourquoi en sommes-nous là ?

Notre planète est en souffrance et nous en sommes en grande partie responsables. Notre posture de l’évitement n’a fait que retarder notre prise de conscience face à une situation alarmante. Que s’est-il passé pour en arriver là ? Au point que l’urgence soit devenue absolue ? Analyse. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°6 Octobre 2021)
(Crédits : Istock)

Le diagnostic est terrible et à écouter les « médecins », nous n'en avons plus pour très longtemps. Nous serions en train de scier la branche sur laquelle l'évolution nous a assis, et bientôt, elle va rompre. Beaucoup ne survivront pas à la chute. Certains affirment, désabusés, que notre nature profonde de parasite nous empêche de faire autre chose que vivre aux dépens des autres espèces, de la Terre elle-même.

Malgré leurs excès, les prophètes de fin du monde ne sont pas des sots. Tout converge en effet. Quel que soit l'indicateur, la tendance est menaçante. Les courbes dessinant l'évolution du nombre d'espèces d'amphibiens, des populations d'oiseaux communs, de la surface des espaces de forêts tropicales et des étendues des zones humides reflètent par symétrie celles de la pollution ordinaire, de l'érosion des sols, du dioxyde de carbone dans l'atmosphère, du plastique dilué dans les océans et des pesticides circulant dans notre sang. La nature se banalise, l'air est devenu hostile.

À l'occasion de la crise sanitaire, les collapsologues ont senti arriver leur moment historique. La nature, humiliée, offensée, salie, exerçait enfin sa vengeance. On les entend moins, car l'effondrement de notre société qu'ils espéraient n'est pas advenu, la complexité du système capitaliste mondialisé ayant fait preuve autant de fragilité que de capacité à faire face. N'en ressort pas moins l'idée vague que ce virus n'est que le petit précurseur d'autres bien plus voraces qui vont s'échapper des forêts que nous coupons et des animaux que nous asservissons. Nous ne perdons rien pour attendre.

Mais d'où cela nous vient-il ? Pourquoi notre empreinte écologique s'étend-elle année après année ? L'autodestruction étant un principe qui n'a pas cours en biologie évolutive, il faut aller chercher ailleurs, dans ce qui fait le propre de l'homme, notre culture.

Les aléas du temps

Nous sommes dans un « advienne que pourra » général, conséquence logique de la fin de la frustration qui encourage le déni. Il y a une soixantaine d'années, nous autres Occidentaux avons atteint un niveau de confort qui nous a libérés de la survie dans laquelle sont toujours plongées la plupart des autres sociétés. Durant des milliers d'années, l'essentiel de l'humanité a vécu selon les aléas du temps, dans la détresse permanente. L'on mourrait jeune comme les bêtes, de parasites, de bactéries, d'amibes et de virus. Dans les latrines mises à jour par les archéologues, ce sont des quantités phénoménales de micro-organismes que les spécialistes dénombrent : nos ancêtres étaient rongés de l'intérieur. On mourrait aussi de l'eau. Le grand historien Emmanuel Le Roy Ladurie, inventeur de l'histoire du climat, n'a cessé de l'affirmer, l'eau est le premier tueur en série de l'histoire. Qu'elle déborde ou qu'elle ne soit pas là, l'eau était meurtrière par ses inondations et ses sécheresses. Souvent, avec un effet retard, car l'eau qui emportait les cultures privait les gens de manger quelques mois après, tandis que l'eau rare concentrait les miasmes du choléra. Enfin, on partait le ventre vide. Dès le début du Néolithique, l'humanité a été régulièrement vidée par des famines et des disettes. Déclenchées par les guerres et les colères du temps, qui amenaient parfois au cannibalisme, elles étaient aussi l'enfant des mauvais labours : trop travaillées, trop sollicitées pour trop de gens, les terres perdaient leur fertilité naturelle (la matière organique) jusqu'à n'en plus pouvoir.

Agriculture intensive

Les temps ont commencé à changer quand, d'abord en Grande-Bretagne dès la fin du xviie siècle, puis en France et dans toute l'Europe au cours du xviiie siècle, l'agronomie a progressivement structuré les savoirs ancestraux. Plein de croyances et de certitudes rassurantes, le bon sens paysan fut questionné par la science. La polyculture-élevage s'en trouva systématisée. Plutôt que de laisser vaquer les vaches où bon leur semblait sur les vaines pâtures, les communs ruraux, on les guiderait désormais par des haies, ce qui allait les obliger à ne déféquer que sur les pâtures et non pas sur les chemins. Le reste, on le récupérerait pour en faire du fumier, qui retournerait sur les terres cultivées. Pour ne pas épuiser celles-ci, les rotations étaient améliorées : après une culture, de la pâture, avec des plantes qu'on appelle légumineuses (le pois, la luzerne par exemple), qui ont comme avantage de capter l'azote de l'air. Ainsi, ce précieux minéral était-il mis à disposition des cultures suivantes. La révolution agronomique du xviiie siècle est celle du double engrais, le vert et le brun.

La faim a reculé parce que les terres étaient mieux travaillées, mieux enrichies, et puis elle a disparu dès la fin du XVIIIe siècle, car l'agriculture se mit à surproduire, suffisamment d'ailleurs pour nourrir les appétits en laine et en lin de l'industrie naissante. Désormais, même l'hiver 1784, même l'année sans été qui fit suite à l'éruption du Tambora en 1815 ne furent pas à l'origine d'une catastrophe humaine. Le facteur limitant de l'agriculture qui avait été l'homme, sa natalité, ainsi que Malthus l'avait démontré dans une équation terrible, était désormais l'agronomie. Quand le sol n'avait plus rien à offrir, le facteur d'ajustement était la mortalité, maintenant, ce serait le savoir qui, au cours du XIXe siècle, allait accumuler encore les richesses. L'arrivée des engrais azotés industriels à la fin de ce siècle, concomitante à celle du charbon, précédant le pétrole, a rendu un autre service : la réduction de l'espace.

Avant, tout provenait du bois et du foin. Les forêts étaient coupées pour chauffer les logements depuis des foyers ouverts au rendement énergétique déplorable (sans parler de la pollution de l'air intérieur), tandis que les pâtures fournissaient d'abord le foin nécessaire à l'alimentation des chevaux et des bœufs qui nous portaient et tiraient nos charrues et voitures. On en était arrivé en France, en 1853, à la plus faible surface forestière de son histoire. Avec trente millions d'habitants en moins qu'aujourd'hui, le pays était pourtant plein. Pas un hectare n'était en friche. Tout était en usage. La densité énergétique du charbon, bien supérieure à celle du bois, allait faire souffler les sols. Plus de kilowatts à partir d'un minerai extrait de portions réduites du sous-sol, on allait pouvoir à la fois laisser la forêt tranquille - et la replanter à marche forcée, dès le Second empire - et libérer des pâtures, en remplaçant les bêtes par des machines. La densité énergétique encore plus forte du pétrole allait encore accentuer la réduction de la surface qui nous était nécessaire pour vivre. L'agriculture aurait pu occuper le terrain libre, en réalité elle en a profité pour s'installer sur moins encore grâce aux engrais. Dérivés des combustibles fossiles, ils allaient accroître les rendements de mêmes cultures sur les mêmes parcelles. L'arrivée des pesticides sera avec la sélection génétique des semences et la généralisation de la machine l'étape ultime de la rationalisation agricole. Depuis 1950 en France, les rendements céréaliers ont été multipliés de quatre à dix alors que la surface agricole utile a été diminuée de 17 %.

Le prix à payer

C'est maintenant que la facture nous est présentée. La substitution de l'agronomie des XVIIIe et XIXe siècle par la chimie et la mécanique du XXe siècle a abouti à une pollution générale des eaux, un appauvrissement des sols, une homogénéisation des paysages et une chosification des animaux.

Cependant, l'inquiétant résultat n'a pas altéré notre joie, car le bénéfice reste entier : celui de la fin de notre frustration. Nous ne manquons plus de rien, ce n'est pas rien. L'effet pervers de cette félicité unique dans l'histoire est qu'elle a enraciné en nous la certitude que tout était possible, parce que la nature était enfin maîtrisée. Les révolutions agronomique et industrielle avaient été rendues possibles par la relégation de la religion, le règne de la science a fini par en instituer une autre, le scientisme. Sols, eaux, gènes, et même atomes, nous pouvions tout changer pour notre bon plaisir. Pourquoi douter ? Quoi qu'on fasse, quoi qu'on demande aux « actifs naturels », ceux-ci répondaient, même s'ils semblaient s'amenuiser. Dès lors, pourquoi s'inquiéter ?

C'était d'autant moins nécessaire que dans le même mouvement post-guerre on a empli les villes comme jamais en abandonnant les campagnes, nous coupant ainsi progressivement des contingences de la nature. Et puis, nouvelle étape dans les années 1990, en France plus qu'ailleurs en Europe, il y a eu décision politique d'abandonner le secteur industriel. Cette étrange relégation nous a enfermés un peu plus en nous coupant des réalités de la production, des ressources naturelles qui nous étaient nécessaires. L'installation de la société de services a fini par nous faire vivre tout à fait dans une bulle alimentée par des flux de données, d'ondes et de colis. Une déréalisation qui a eu deux effets majeurs sur notre environnement : le déplacement de notre empreinte écologique industrielle vers les pays aux normes environnementales inexistantes où nous avons délocalisé afin de réaliser l'utopie de faire de la France un pays sans usines ; et l'approfondissement de notre empreinte générale par le développement de la logistique, très consommatrice en sols et des data centers, désormais aussi émetteurs de gaz à effet de serre que les avions de ligne. L'illusion perdure.

En réalité, depuis un demi-siècle, nous fermons toujours plus fort les yeux en éloignant progressivement nos plaies de notre regard. Dans notre pays, la culture scientifique et la sensibilité naturaliste comptent peu dans la culture minimale que l'on attend de chacun. Or, pour comprendre les réalités de la nature, il faut agréger plein de savoirs différents et être capable de se projeter sur le temps long et l'espace le plus grand. Autrement dit, avoir conscience de ce qui n'est pas tangible, tout en ayant en tête les ordres de grandeur et la façon avec laquelle on obtient les indicateurs. L'écologie, ça embête parce que c'est complexe, dans une société de plus en plus portée sur le simplisme.

Malgré tout, notre bilan environnemental n'est pas plus mauvais que celui de pays plus conscients des choses, la Grande-Bretagne par exemple, en raison d'un État nettement plus interventionniste. On porte plainte contre lui, on chouine à raison à propos de son inefficacité, la polémique perpétuelle sur les éoliennes démontre pourtant que le droit de l'environnement est bien fait : il y a dans les textes tout ce qu'il faut pour ralentir un projet d'aménagement afin de préserver tel ou tel compartiment de la nature. Par rapport à il y a vingt-cinq ans, on ne peut plus du tout produire de la même manière. Nous avons limité la casse, en plantant des graines qui, demain, germeront sans doute.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°6 - PLANETE MON AMOUR - Réparons les dégâts ! Octobre  2021 - Découvrez la version papier

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Commentaires 2
à écrit le 13/12/2021 à 18:48
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Il n'y a pas d'urgence, puisqu'il est trop tard. L'humanité est intelligente, mais pas suffisamment pour éviter son auto destruction. La meilleure chose à faire, est encore de continuer à vivre comme avant, puisque nous ne pouvons rien y faire

à écrit le 13/12/2021 à 17:10
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Bon on va mettre de côté le covid pour pas se fâcher mais ce qui est cocasse est que ce sont les citadins qui demandent plus d'écologie alors que ce sont nous autres dans nos campagnes qui pouvons le mieux mesurer les dégâts de cette pollution généra...

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