Après l'euphorie, la French Tech doit encore prouver qu'elle a un avenir

L'éclatement de la « bulle startups » aux États-Unis, suite à la chute des investissements et des valorisations, touche peu la France. En 2015, 1,81 milliard d'euros ont été investis dans les startups tricolores, plus du double qu'en 2014. Et la tendance se confirme début 2016. Mais les défis restent nombreux. L'écosystème doit grossir et le financement privé prendre davantage le relais de la puissance publique.
Sylvain Rolland
Les experts croient bel et bien que le temps de l'insouciance, caractérisé par des valorisations et des levées de fonds record, arrive à son terme.

Quelle que soit la saison, le soleil tape fort dans la Silicon Valley, le poumon de l'innovation mondiale. Mais les investisseurs, eux, ont froid. « Winter is coming » (l'hiver arrive), martèlent-ils en choeur depuis septembre dernier, en référence à la célèbre prophétie de la série Games of Thrones. Leur prédiction s'est confirmée début janvier, lorsque le voile s'est levé sur le montant des investissements dans les startups en 2015. Le premier constat est pourtant positif : 2015 restera partout dans le monde comme une année record. 128,5 milliards de dollars ont été investis en capital-risque dans les startups, soit une progression de 44% par rapport à 2014 et de 156% par rapport à 2013. De plus, 72 pépites ont rejoint l'an dernier le club très fermé des « licornes », ces startups non cotées mais valorisées au moins 1 milliard de dollars, ce qui porte leur total à 156, d'après le décompte du cabinet CB Insight.

Quand les investisseurs redescendent sur terre

Problème : le quatrième trimestre 2015 marque un brusque coup d'arrêt. Selon l'enquête annuelle Venture Pulse du cabinet de conseil KPMG, les investissements en capital-risque ont chuté de 30% dans le monde et de 11% en Europe par rapport au trimestre précédent. Le signe d'un retournement de tendance, de l'éclatement tant redouté de la fameuse « bulle startups » ?

Quoi qu'il en soit, les experts croient bel et bien que le temps de l'insouciance, caractérisé par des valorisations et des levées de fonds record, arrive à son terme. Les introductions en Bourse décevantes de sociétés en hypercroissance comme Square et Box, la mortalité de certaines startups pourtant très bien financées comme Quirky, Zirtual ou Homejoy, ont fait redescendre les investisseurs sur terre. D'autant plus que le ralentissement chinois, les turbulences sur les Bourses mondiales et la perspective d'un nouveau relèvement des taux d'intérêt aux États-Unis n'incitent pas à l'optimisme.

« Les capital-risqueurs adoptent désormais une attitude plus terre-à-terre. Ils tendent à corriger les survalorisations excessives de nombreuses sociétés technologiques et se concentrent davantage sur leur proposition de valeur et le retour concret sur investissement », analyse François Bloch, associé chez KPMG France.

Dans une interview au Financial Times publiée le 28 février, Bill Gates, l'ancien PDG de Microsoft, résume très bien la situation.

« Ces deux dernières années, les investisseurs se sont dits : "Oh, c'est une société technologique, je vais la couvrir d'argent !" Or, on ne devrait jamais faire cela, il faut ouvrir les yeux et regarder ce que chaque société vaut vraiment ».

Cette nouvelle prudence rejaillit sur tous les étages de la chaîne de financement. Pas seulement sur le « late-stage venture » (les grosses levées de fonds des derniers tours), mais aussi sur l'amorçage. « Le refroidissement est violent et il s'est effectué à une vitesse sidérante », note Philippe Laval, le PDG de la startup française Evercontact, qui commercialise un carnet d'adresses numérique remis à jour en permanence.

Installé depuis l'an dernier à San Francisco, le Frenchie mène actuellement son deuxième tour de table. Il espère trouver deux millions d'euros auprès d'investisseurs et de fonds américains.

« Lever de l'argent est plus difficile aujourd'hui mais je ne suis pas inquiet car mon business est solide », affirme-t-il. Mais « les investisseurs sont vraiment nerveux, ils ne me parlent que de monétisation et de revenus, alors que personne ne s'en inquiétait auparavant. Plusieurs de mes amis dans la Valley ont même vu leur levée de fonds annulée ces derniers mois », ajoute-t-il.

Blablacar, première licorne française

Quid de la France ? Tout va bien, merci. Selon le baromètre annuel du capital-risque élaboré par le cabinet de conseil EY, 1,81 milliard d'euros ont été investis en 2015 dans 484 startups françaises, avec une forte accélération en volume, précisément au dernier trimestre. En septembre, la France a même donné naissance à sa première licorne, Blablacar, valorisée 1,4 milliard d'euros après avoir levé 177 millions d'euros auprès de fonds américains.

Encore mieux : l'horizon apparaît relativement dégagé malgré le ralentissement mondial. D'après le site Tech. eu, qui recense toutes les levées de fonds en Europe, l'Hexagone a débuté l'année 2016 en fanfare. En janvier et en février, les startups françaises ont levé pas moins de 370 millions d'euros dans 97 opérations, soit une augmentation en volume de... 593 % sur un an ! Les startups dans les fintech, la sécurité, la santé et le voyage tirent notamment leur épingle du jeu.

Ces excellentes performances traduisent le dynamisme indéniable de la scène French Tech. L'image d'une France vieillotte, fonctionnarisée et où il est impossible d'entreprendre en raison des lourdeurs administratives et fiscales se dilue peu à peu. La diffusion rapide de la culture entrepreneuriale dans la société (53 % des 18-25 préfèrent l'entrepreneuriat au salariat, selon une étude de BNP Paribas et The Bozon Project), l'éclatant succès des pépites bleu-blanc-rouge au CES de Las Vegas ces deux dernières années, ou encore les propos élogieux de John Chambers, le patron de Cisco, claironnant « La France, c'est l'avenir » en octobre dernier, témoignent de ce changement de perception. Si bien que désormais, les fonds américains regardent avec de plus en plus d'attention les startups françaises, comme le montre leur investissement dans Sigfox ou encore Blablacar.

Comme aux débuts de la Silicon Valley, dans les années 1960, la puissance publique ne ménage pas ses efforts. L'initiative French Tech, qui vise, depuis 2013, à fédérer les 15 000 startups françaises et à les promouvoir à l'international, est un succès. L'implication de Business France et de Bpi-france, qui dépensera 8 milliards d'euros d'ici à 2017 dans le financement des entreprises, stimule le secteur privé, qui se structure et se consolide pour répondre aux besoins de liquidités.

De leur côté, les grands groupes ne regardent plus avec méfiance les startups soupçonnées de vouloir les « ubériser » et multiplient partenariats et investissements, à l'image de BNP Paribas, Airbus, Dassault, La Poste, ou encore les opérateurs télécoms. Par ricochet, de plus en plus de business angels, d'incubateurs, d'accélérateurs et de fonds de capital-risque et de capital croissance voient le jour. Ce qui permet à des sociétés comme Blablacar, Criteo, Withings, Sigfox, Leetchi ou encore Michel & Augustin de vivre de belles success stories et d'incarner le nouveau visage de la France entrepreneuriale.

« La France a pris conscience de ses atouts et a mis les bouchées doubles pour développer l'économie des startups. On part de très loin, mais on rattrape progressivement notre retard par rapport aux pays anglo-saxons », se réjouit Éric Morand, le directeur du département Tech et Services de Business France.

Résistance relative et défi de l'international

Attention, toutefois, à ne pas basculer dans l'autosatisfaction. « Blablacar et les autres porte-étendards de la réussite française sont l'arbre qui cache la forêt », met en garde Nicolas Colin, le fondateur de l'accélérateur The Family. Si la France résiste bien à l'hiver américain, c'est aussi que ses startups, sous-financées et sous-valorisées, évoluent dans un écosystème de taille modeste, pas encore arrivé à maturité.

« L'aversion au risque que l'on constate aux États-Unis depuis l'automne, les investisseurs français la pratiquent depuis toujours », ajoute Nicolas Colin.

Même si la France compte de plus en plus de business angels et de fonds privés, elle reste loin derrière le Royaume-Uni et l'Allemagne en terme de montants levés. Ainsi, 71% des levées de fonds en 2015 concernaient des startups en phase d'amorçage (ticket moyen de 600.000 euros) ou de premier tour (2,1 millions d'euros). Nicolas Colin craint d'ailleurs que le ralentissement aux États-Unis accentue la tendance à jouer « petit bras » en France.

« Les investisseurs interprètent le climat actuel comme la validation de leur politique d'investir peu en amorçage tout en prenant 30 % de l'entreprise », regrette-t-il, sans craindre les raccourcis.

Un entrepreneur confirme :

« C'est très facile de lever de l'argent... quand on accepte des fonds et des business angels très interventionnistes qui vont chipoter sur tout et vous faire perdre du temps. »

« Encourager les startups à viser haut »

Autre étape délicate, le passage de la startup à la "scale up", c'est-à-dire d'un petit acteur local à celui de leader de son secteur. Ce cap nécessite de lever des gros tickets, supérieurs à 10 millions d'euros, pour recruter, s'internationaliser et creuser l'écart avec la concurrence.

Or « la France n'a pas assez de fonds et d'investisseurs à ce niveau, même si l'écosystème ne cesse de grandir », estime Jean-David Chamboredon, le président exécutif du fonds d'investissement Isai.

Encore une fois, la puissance publique tente de prendre le relais pour combler les lacunes du financement privé. Le Pass French Tech, né de la collaboration inédite entre huit organismes publics dont la French Tech, BPIFrance ou encore Coface, vise justement à identifier les startups en hypercroissance et à les aider dans leur internationalisation. Quarante-huit pépites bénéficient actuellement du programme.

Dans le même esprit, Bpifrance a musclé son « Hub », une offre d'accompagnement post-accélération pour booster la croissance. La promotion 2016, qui sera révélée fin avril, sera ouverte à 40 startups, contre seulement 11 l'an dernier. Mais Bpifrance réussira-t-il à remplir les rangs ?

« Il est possible que la profondeur de marché ne soit pas là, admet Cécile Brosset, la directrice du Hub, mais nous avons voulu donner une ampleur au projet. »

Car les startups en hypercroissance ne sont pas si nombreuses et beaucoup sont déjà accompagnées, notamment dans le cadre du Pass French Tech ou de l'initiative ubi i/o, menée conjointement par Business France et Bpifrance.

« L'essentiel, c'est de montrer qu'il existe de plus en plus de structures d'accompagnement pour stimuler l'ensemble de l'écosystème, encourager les startups à viser haut et insuffler une culture entrepreneuriale plus offensive », ajoute Cécile Brosset.

Le compte épargne entrepreneur, qui pourrait être intégré à la loi de Finances rectificative prévue pour le mois de juin, fait partie des mesures attendues de pied ferme pour stimuler l'investissement. Il s'agit d'une incitation fiscale destinée aux business angels, pour les pousser à investir leur argent dans les entreprises françaises plutôt que de le placer à l'étranger. Dans cinq ou dix ans, le futur Blablacar lèvera-t-il plus de 150 millions d'euros auprès d'investisseurs essentiellement français, plutôt que d'aller les chercher en grande partie aux États-Unis ? Ce serait alors la preuve que la French Valley est devenue un écosystème qui compte...

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LES CHIFFRES CLEFS DE 2015

  • 1,81 milliard d'euros. C'est le montant levé en France en 2015 par 484 startups françaises, selon le cabinet de conseil EY. La France conserve la 3e place en Europe, derrière le Royaume-Uni (4,3 milliards) et l'Allemagne (2,6 milliards). Dans le détail, les startups françaises ont levé 759 millions d'euros au premier semestre et 1,05 milliard au deuxième.
  • 115,1 milliards d'euros. C'est le montant levé par les startups du monde entier en 2015, d'après le cabinet KPMG (+44% par rapport à 2014). Au 4e trimestre, les investissements dans les startups ont chuté de 30% en moyenne dans le monde (-32% aux États-Unis et en Asie, -11% en Europe). Au total, 24,4 milliards d'euros ont été accordés à 1.742 startups. Les États-Unis en prennent toujours la plus grosse part (12,6 milliards d'euros), suivis par l'Asie (8,7 Mds) et l'Europe (2,9 Mds d'euros, selon KPMG)
  • Les cinq plus grosses levées de fonds des startups françaises en 2015 : Blablacar (177 millions d'euros), Sigfox (100 millions), Quadran (45 millions), Scality (40,3 millions), Vestiaire Collective (33 millions).
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