Marie-Christine Levet : « L'edtech est un enjeu de souveraineté éducative »

La Fondation Digital New Deal tire la sonnette d'alarme dans son nouveau rapport sur l'éducation. La France est un nain dans ce secteur clé, phagocyté par les champions chinois et américains de l'edtech. Les pistes de Marie-Christine Levet, fondatrice d’Educapital, pour mieux contre-attaquer. Entretien.
(Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Votre rapport révèle le risque de vassalité éducative qui va aller en s'aggravant si nous ne réagissons pas très rapidement. Pourquoi ?

MARIE-CHRISTINE LEVET - Aujourd'hui, les jeunes passent plus de temps devant un écran que dans les salles de classe : six sur dix considèrent YouTube comme leur premier outil d'apprentissage. La question n'est pas de savoir si l'éducation sera digitale ou pas, mais comment et par qui elle sera conçue et produite. En 2018, la France a investi 215  millions d'euros dans les startups de l'edtech, principalement dans les secteurs de la formation professionnelle et de la formation continue. Les investissements dans le milieu scolaire - primaire, collège, lycée (K12) - ne représentent, quant à eux, que 7 % du total des investissements engagés, soit 15  millions d'euros. La France se situe finalement loin derrière la Chine et les États-Unis, qui concentrent à eux seuls 75 % des investissements edtech mondiaux, tous secteurs confondus. Les écarts sont abyssaux. En 2018 également, la Chine a investi plus de 4,5  milliards de dollars dans le numérique éducatif (contre 2,4  milliards de dollars en 2017), dont plus de la moitié se concentre sur le K12. Dans le même temps, les États-Unis ont investi 1,9  milliard de dollars, dont plus de 600  millions à destination du K12. Nous sommes largement distancés et les licornes du secteur de l'edtech - ces sociétés valorisées au-dessus de 1  milliard - sont chinoises et américaines.

Est-ce une vraie menace ?

Aujourd'hui, les Gafam équipent 50 % des écoles du monde. Ils rentrent dans nos salles de classe en donnant accès gratuitement à leurs produits pour créer des usages qui les rendent indispensables. Ces groupes mondiaux ont des objectifs commerciaux, et leur priorité n'est pas la qualité des contenus, ni l'éthique des services qu'ils offrent ou la protection de leurs clients. En ne faisant rien, nous laissons la voie libre aux géants du numérique. Souhaitons-nous les voir prendre à l'école la même place qu'ils ont prise dans tous les autres pans de notre vie ? Souhaitons-nous que les données de nos enfants soient traitées à Seattle ou à Shanghaï ? C'est notre singularité culturelle qui est menacée. C'est la transmission de nos valeurs humanistes, d'indépendance critique, de liberté créative et d'éthique qui courent un risque immédiat ; il en va de notre souveraineté éducative.

Pourtant, le marché du soutien scolaire se porte bien...

En effet, la France est l'un des marchés du soutien scolaire les plus florissants, avec 2 milliards d'euros annuels dépensés par les familles. Nous sommes aussi l'un des pays les plus inégalitaires de l'OCDE en matière d'éducation. Chaque année, notre école de la République laisse de côté 100. 000 enfants qui décrochent du système scolaire ; chaque décrocheur a un coût pour la nation de 230 .000  euros, sans compter les dégâts sociaux et humains induits. La France chute dans tous les classements éducatifs, notamment concernant les mathématiques. Les inégalités d'accès aux meilleures ressources éducatives entre les territoires et, plus encore, selon les conditions sociales, sont flagrantes. Elles deviennent insupportables pour les parents, pour les professeurs, pour les élèves. C'est d'autant plus navrant que nous disposons d'un des ­budgets d'éducation par élève les plus élevés de l'OCDE.

Qu'est-ce que le numérique peut apporter à l'école ?

Bien utilisé, le numérique éducatif, autrement appelé « edtech », permet de mettre à l'échelle l'innovation pédagogique, de faciliter l'individualisation des apprentissages et l'évaluation en temps réel des progrès pour une diminution de l'échec scolaire. C'est un excellent complément des apprentissages traditionnels. L'edtech offre un enseignement plus ludique, et donc plus engageant. Elle permet aux élèves de développer les compétences nécessaires pour vivre au XXIe  siècle, celles que l'OCDE loue dans ses rapports ou encore celles que Yuval Noah Harari aborde dans ses ouvrages, à savoir l'esprit critique, la créativité, la communication et la collaboration. Les enseignants qui utilisent des outils de correction libèrent, par exemple, plusieurs jours de travail ingrats et répétitifs, au profit de l'échange intelligent et utile avec leurs élèves. Le numérique se révèle être un puissant outil au service du professeur. Cependant, sans un sérieux accompagnement par les enseignants, de nouveaux écarts peuvent se creuser car l'appropriation d'usages numériques est fortement conditionnée par le milieu social. Les élèves doivent être formés à un usage intelligent et critique des nouvelles technologies pour éviter la création de nouvelles inégalités.

Un des développements les plus prometteurs est l'arrivée de l'intelligence artificielle dans l'éducation, dites-vous...

Les chercheurs en neurosciences mettent en avant l'utilité de l'intelligence artificielle pour permettre un apprentissage personnalisé et adapté aux besoins de chaque élève. Les études montrent une réduction par deux du taux de décrochage dans les établissements dont l'apprentissage est basé sur l'adaptive learning. Ces programmes, intégrant le numérique, permettent de cibler encore plus précisément les élèves en difficulté tels que les dyslexiques, les décrocheurs ou encore les retards d'apprentissage. Les classements internationaux sont sans appel : avec très peu de numérique ou au contraire beaucoup de numérique, les résultats sont inférieurs à la médiane. Néanmoins, ils sont supérieurs lorsqu'un équilibre raisonnable, évalué et modéré est atteint. Finalement, avec le numérique, on peut reproduire à une échelle massive ce que les professeurs d'hier faisaient avec des classes plus petites. Avec l'utilisation des data, on peut mesurer les progrès et les difficultés des élèves et ainsi créer des parcours d'apprentissage individualisés. Le numérique ne va pas du tout remplacer le professeur, c'est un faux débat. Il va en revanche se mettre à son service pour l'aider à améliorer les résultats de ses élèves.

Dans quelle mesure la situation actuelle est‑elle inquiétante ?

Sans stratégie de long terme, sans cadre spécifique, sans formation des enseignants digne de ce nom, sans budget de recherche, l'école ouvre ses portes en désordre aux équipementiers, aux plateformes, aux outils logiciels d'acteurs privés étrangers, tout en ralentissant le développement des jeunes sociétés françaises de l'edtech. Dans son rapport intitulé Le service public numérique pour l'éducation, la Cour des comptes dresse un constat sévère sur l'absence de lignes directrices au sein de l'Éducation nationale ou sur des investissements publics mal fléchés dans des équipements très vite obsolètes. En effet, plus de 2  milliards d'euros ont été investis dans des plans d'équipements successifs, alors même que près de 97 % des élèves sont équipés à la maison. Malgré tout, la filière edtech française se bat, tant bien que mal, pour faire émerger des services de qualité, alors que ses pépites naissantes sous souvent sous-financées ou rachetées par des acteurs étrangers.

Comment créer une vraie filière de l'edtech en France ?

Selon une étude de la Banque des Territoires commandée à Deloitte, le marché du numérique éducatif en France atteignait péniblement 89  millions d'euros en 2017, soit dix fois moins que nos voisins britanniques. Les ressources numériques pédagogiques sont les parents pauvres : l'État dépense chaque année moins de 10 millions d'euros. Si l'on inclut les manuels scolaires numériques, les dépenses des collectivités et celles des enseignants, on atteint 42  millions d'euros et, selon les professionnels du secteur, au maximum 15  à 20  millions d'euros. À titre de comparaison, depuis des décennies, le marché de l'édition scolaire - l'un des seuls marchés de l'édition à ne pas avoir été challengé par le tsunami numérique - représente annuellement plus de 300  millions d'euros. Notre école de la République n'a finalement pas encore vécu sa révolution digitale.

Pour mettre en place une filière edtech française, je formule trois propositions dans mon rapport : la première, c'est de construire le socle. Tout d'abord, former les enseignants au numérique pour une pédagogie renouvelée et l'intégrer dans les programmes ­scolaires. Il s'agit aussi d'achever le raccordement en très haut débit des établissements scolaires pour réduire les inégalités entre les territoires. La deuxième, c'est de déconcentrer l'achat public au plus près des besoins des enseignants et de leur laisser choisir leurs ressources. Aujourd'hui, celui qui utilise n'est pas celui qui commande, ni celui qui prescrit. Il faut donner plus de poids aux territoires ! Les Régions innovent dans le numérique : encourageons-les à flécher des budgets vers les établissements. Cette autonomie doit être assurée par un cadre de confiance fixé par le ministère. Enfin, il faut faire de l'éducation innovante une priorité d'investissement de l'État et du prochain programme d'investissement d'avenir (PIA), pour faire émerger des champions français capables de rivaliser avec les acteurs étrangers. À titre d'exemple, le PIA a financé un programme intégrant l'intelligence artificielle à l'éducation de 12  millions d'euros, sur six projets pendant deux ans... Au même moment, le chinois TAL Education a dépensé, à lui seul, 150  millions en une année dans ce domaine. Il nous faut aller plus vite, c'est du futur de nos enfants dont il est question ! Il faut une prise de conscience de toute la puissance publique : il s'agit d'une priorité pour notre souveraineté nationale.

Retrouvez le rapport : « Préserver notre souveraineté éducative : soutenir l'edtech française », sur thedigitalnewdeal.org dès le 6 décembre.

https://www.thedigitalnewdeal.org/preserver-notre-souverainete-educative-soutenir-ledtech-francaise/

>> www.thedigitalnewdeal.org

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MINI-BIO
Marie-Christine Levet est une figure pionnière de l'Internet en France, avec plus de vingt ans d'expérience professionnelle dans le secteur des nouvelles technologies. En tant qu'entrepreneure, elle fonde ou dirige plusieurs grandes marques du Web français (fondatrice du moteur de recherche Lycos, CEO de Club-Internet et du groupe Tests). En tant qu'investisseur, elle participe notamment à la création de Jaina Capital.
Convaincue de la nécessaire transformation du secteur de l'éducation pour mieux former aux compétences du XXIe siècle, Marie-Christine Levet fonde Educapital en octobre 2017 : c'est le premier fonds d'investissement européen entièrement consacré à l'edtech. L'objectif est d'investir dans des sociétés qui innovent dans le secteur de l'éducation, de l'école à la formation professionnelle et continue. Marie-Christine Levet est également administratrice des sociétés Iliad, AFP, Econocom, Maisons du Monde et SoLocal. Elle est diplômée d'HEC et titulaire d'un MBA de l'Insead.

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