Fraude : le fisc et les Douanes vous pistent sur les réseaux sociaux ? C'est normal

ENTRETIEN. Pour lutter contre la fraude, l'administration du fisc et des douanes a obtenu de pouvoir étendre ses pouvoirs d'investigation par la collecte massive des données librement accessibles sur les réseaux sociaux ainsi que sur toutes les plateformes de mise en relation en vue de l'échange ou de la vente de biens ou de services. Pour faire le point sur les enjeux de ce projet, mais aussi sur la frontière parfois subtile entre données publiques et privées, « La Tribune » a interviewé Stéphanie Lapeyre et Roxane Blanc-Dubois, avocates spécialistes des nouvelles technologies travaillant au sein du cabinet August Debouzy.
Jérôme Cristiani
Roxane Blanc-Dubois et Stéphanie Lapeyre, avocates spécialistes des nouvelles technologies travaillant au sein du cabinet August Debouzy.
Roxane Blanc-Dubois et Stéphanie Lapeyre, avocates spécialistes des nouvelles technologies travaillant au sein du cabinet August Debouzy. (Crédits : August-Debouzy)

La possibilité pour le fisc et la douane de collecter massivement les données des internautes sur les réseaux sociaux et les plateformes internet en vue de repérer des fraudeurs relève d'un dispositif qui n'est pas encore gravé dans le marbre : l'article 154 de la loi de finances 2020 (votée fin 2019) instaure une période d'expérimentation de 3 ans. Et depuis le 18 février 2021, date de la publication au JO du décret d'application, ladite expérimentation a officiellement débuté. Quels sites, quelles plateformes sont concernés ? Et quelles données sont visées ? Le point avec Stéphanie Lapeyre et Roxane Blanc-Dubois, avocates spécialistes des nouvelles technologies travaillant au sein du cabinet August Debouzy.

_

LA TRIBUNE - Tous les réseaux sociaux et toutes les plateformes de mise en relation seront-ils surveillés par l'administration française du fisc et des douanes ?

STÉPHANIE LAPEYRE et ROXANE BLANC-DUBOIS - L'objectif du nouveau dispositif est de toucher, in fine, un large public. Son champ d'application est donc particulièrement étendu puisqu'il couvre les plateformes en ligne au sens de l'article L.111-7 I 2° du code de la consommation, ce qui inclut notamment les moteurs de recherche, les marketplaces, les sites de comparaison de biens et services, les réseaux sociaux ou encore les plateformes collaboratives. Donc oui, les plateformes que nous connaissons et utilisons tous comme Airbnb, Facebook, YouTube, BlaBlaCar, Le Bon Coin, Instagram, Twitter, ou encore eBay pourront faire l'objet d'une surveillance par les administrations fiscale et douanière.

Quelles données sont visées ? Y a-t-il un risque que le scraping des données publiques dérape vers les données privées ?

Ne peuvent être collectées dans le cadre du nouveau dispositif que les données volontairement divulguées par un individu/organisme et librement accessibles, c'est-à-dire sans avoir besoin de créer un compte ou saisir un mot de passe. Les administrations fiscale et douanière ne pourront donc pas collecter les commentaires de tiers sur une publication ni les contenus publiés de manière privée sur un compte Facebook, Instagram ou Twitter, par exemple. La collecte des données via le nouveau dispositif ne va ainsi bien concerner que des données publiques mais ces dernières peuvent néanmoins relever de la sphère privée (par exemple, les posts Facebook d'un contribuable sur ses activités ou son lieu d'habitation).

L'administration fiscale ou douanière ne pourra en outre collecter et utiliser les données des internautes que dans le cadre de la recherche d'infractions relatives aux acticités occultes (non déclarées), à la fausse domiciliation à l'étranger, ou aux trafics en ligne illicites.

Le nouveau dispositif est donc doublement limité par le décret, à la fois en termes de données accessibles à l'administration et en termes d'utilisation qui peut en être faite.

Puisque la plupart des données collectées seront considérées comme des données personnelles (même si elles sont publiques), les administrations fiscale et douanière doivent aussi respecter la législation applicable en la matière. Rappelons qu'à partir du moment où une donnée permet d'identifier un individu (ses nom, prénom, son adresse email, adresse postale, etc.) cette donnée, qu'elle soit publique ou non, est une donnée personnelle. Les administrations ne peuvent donc pas utiliser de telles données à leur guise.

Quels garde-fous ont été mis en place ?

Parmi les garde-fous instaurés, dont certains ont été insufflés par la CNIL, on peut citer par exemple l'instauration d'une phase de configuration des outils de collecte et d'analyse des données. Cette phase vise à assurer que seules les données pertinentes seront collectées. Cela devrait permettre, par exemple, de faire la différence entre les publications d'un contribuable et les commentaires d'un tiers, ou encore, entre une information sans intérêt sur un lieu de vacances et une information révélant une activité professionnelle non déclarée.

Un autre garde-fou est la suppression dans un délai relativement court des données sensibles (religion, race/ethnie, santé, opinions politiques, orientation sexuelle, etc.) et celles sans lien avec les infractions recherchées, si elles sont collectées malgré les paramétrages mis en place.

Enfin, il est prévu l'impossibilité pour l'administration de prendre une décision relative à un individu uniquement sur la base du traitement automatisé de ses données : une analyse des données par un agent de l'administration sera nécessaire pour enclencher une procédure de contrôle.

De toute façon, la CNIL suivra de près le projet. Ainsi, dans 18 mois au plus tard, à mi-parcours donc, un premier bilan doit être fait et les résultats transmis à la CNIL ainsi qu'au Parlement. Un bilan définitif, 6 mois avant la fin de l'expérimentation, doit aussi leur être fourni. La CNIL a déjà indiqué qu'elle étudiera attentivement les documents qui lui seront communiqués, soulignant par là qu'elle compte bien veiller au grain. À noter que, si le test de trois ans est concluant, on peut imaginer que l'administration fiscale souhaitera pérenniser ce nouveau système.

Est-ce que les informations collectées, des informations publiques donc, peuvent constituer des preuves contre le contribuable dans le cadre d'un redressement?

L'objectif du nouveau dispositif est de permettre à l'administration de collecter, sur les individus soumis à la législation française (ou qui devraient l'être), des contenus susceptibles de révéler un manquement ou une infraction en matière fiscale ou douanière. Si les informations collectées constituent des indices pertinents, une procédure de contrôle sera ensuite initiée. Dans le cadre de cette procédure de contrôle, les indices collectés pourront alors éventuellement constituer une preuve selon leur nature et le type d'infraction concernée. Le contribuable/organisme aura cependant bien entendu la possibilité de se défendre.

Etes-vous d'accord avec la CNIL qui, au début du projet, parlait de renversement des méthodes de travail ?

Avec ce nouveau procédé, la logique est effectivement différente car l'administration ne va pas effectuer une surveillance ciblée sur la base de suspicions préexistantes mais va collecter, de manière générale et indifférenciée, des données afin de trouver des indices qui permettront ensuite de cibler les contrôles.

Un autre point intéressant est que l'administration fiscale fait déjà appel à des outils numériques pour lutter contre la fraude, mais ces derniers n'ont vocation qu'à croiser des données issues de ses propres fichiers avec ceux provenant d'autres administrations françaises ou étrangères. Or, il y a un changement d'échelle et de technique dans ce nouveau système qui entraine une collecte de données de manière beaucoup plus étendue et intelligente avec le développement d'algorithmes.

Par ailleurs, sachant que, dans un fil, les publications d'un internaute et les commentaires des amis s'enchaînent les uns sous les autres, le tri risque d'être compliqué, non ?

Oui, ce sera probablement difficile mais c'est là tout l'intérêt de la phase d'apprentissage et de conception pendant laquelle l'administration va configurer ses outils afin qu'ils ne collectent que les données pertinentes.

Les particuliers peuvent-ils s'opposer à la collecte de leurs données ?

Non, le décret précise que les particuliers ne peuvent pas s'opposer à la collecte de leurs données. Raison de plus pour rester mesuré dans ses publications et être attentif aux paramètres de confidentialité des plateformes si on n'est pas serein vis-à-vis de l'administration fiscale ou douanière.

A noter, qu'en plus, l'administration n'est pas non plus tenue d'informer les personnes qu'elle va procéder au traitement de leurs données dans le cadre du nouveau dispositif. De ce fait, ceux qui ne suivent pas l'actualité n'auront effectivement pas connaissance de ce potentiel traitement de leurs données personnelles. Sur ce point, il semble que la CNIL ait en quelque sorte revu sa copie. Lorsqu'elle avait été consultée sur le projet de loi, elle avait indiqué qu'elle se montrerait particulièrement vigilante sur les modalités d'information des personnes. Mais, au final, elle n'a formulé aucune remarque sur ce point lorsqu'elle a été consultée sur le projet de décret qui exclut expressément une telle information. Rappelons que le RGPD prévoit la possibilité pour un Etat membre de l'UE de limiter le droit à l'information lorsqu'une telle limitation est nécessaire et proportionnée pour garantir des objectifs importants d'intérêt public général, notamment dans le domaine fiscal.

Cette collecte massive de données à l'insu des personnes constitue-t-elle, à votre avis, le franchissement d'une ligne jaune dans le respect des libertés ?

Ce dispositif entraîne forcément une certaine atteinte aux droits et libertés des personnes en collectant massivement, à leur insu, des informations qu'elles ont publiées. Cela peut s'avérer intrusif et affecter la liberté d'expression en décourageant certaines publications de peur d'être surveillé.

Néanmoins, ce dispositif est très encadré et suivi de près par la CNIL qui a veillé (et continuera de veiller) à ce que cette atteinte soit assortie de garanties fortes et soit surtout strictement nécessaire et proportionnée au regard de l'objectif de lutte contre la fraude. Le dispositif a également été validé par le Conseil Constitutionnel fin 2019.

A ce stade, on ne peut donc pas considérer qu'une « ligne jaune » ait été franchie. Néanmoins, c'est lors de la mise en œuvre effective du dispositif, lorsque les outils et algorithmes auront été développés et paramétrés, que l'administration et la CNIL pourront réellement évaluer son efficacité et son impact sur les droits et libertés des individus. Le bilan final attendu à l'été 2023 sera donc décisif.

Ce dispositif acte-t-il que les réseaux sociaux et plateformes numériques sont des espaces publics comme les autres ? Va-t-il entraîner, selon vous, une évolution des usages ?

Oui, aussi bien pour les particuliers que pour les entreprises, d'ailleurs. Les entreprises ont déjà souvent des chartes informatiques à l'attention de leurs employés sur l'usage qui doit être fait des outils informatiques et des réseaux sociaux. Avec cette loi, on va probablement assister à une recrudescence des mises en garde sur l'utilisation des réseaux sociaux et autres plateformes en ligne : « Attention ne mettez pas tout et n'importe quoi sur vos comptes ». Ce qui n'est pas forcément une mauvaise chose. Cela va certainement entraîner une plus grande responsabilisation des personnes.

« Que recommandez-vous à vos clients, entreprises, concernant leur utilisation d'Internet et des réseaux sociaux ?

Nous recommandons souvent à nos clients de sensibiliser et de former leurs salariés sur les bonnes pratiques à adopter. Cela passe notamment par l'adoption de documents internes type « charte informatique » et « charte d'utilisation des réseaux sociaux », qui détaillent les obligations à respecter par les salariés, y compris sur ce qu'ils peuvent écrire et ce qu'ils ne doivent pas écrire, dans un objectif de préservation de l'image et des intérêts de l'entreprise. Aujourd'hui, on a tendance à écrire comme on parlerait, sans filtre, ce qui peut s'avérer problématique, que cela soit sur Internet ou dans l'utilisation des outils internes à l'entreprise comme la boîte email ou les tchats. De tels documents peuvent permettre, dans certains cas, de sanctionner les salariés s'ils ne respectent pas les règles définies. Car ces règles, si elles ne sont pas respectées, peuvent avoir des conséquences dramatiques pour les entreprises.

Propos recueillis par Jérôme Cristiani

Jérôme Cristiani

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 21
à écrit le 03/04/2021 à 20:01
Signaler
Et pendant ce temps là, des milliers de personnes meurent de faim dans le monde chaque jour, la nature qui se meurt jour après jour . . . Quand considérons nous les enjeux véritablement humain au dessus des enjeux financiers et politiques. Si on m...

à écrit le 03/04/2021 à 19:35
Signaler
Les gens qui ont beaucoup d’argent et qui font des entourloupes qui intéressent le fisc ne font pas de réseaux sociaux. Faire «  la police financière «  pour harceler les populations sur un lieu publique ( utiliser leur image et information virtuell...

le 04/04/2021 à 10:43
Signaler
Vous êtes incohérent : vous trouvez pas démocratique ceci cela alors que vous autorisez le transfert le traitement la gestion de vos données personnelles dans des multinationales ou états pas forcément amis et démocratiques ( Russie chine etc) san...

à écrit le 03/04/2021 à 18:35
Signaler
Des fois que les fonctionnaires du fisc trouveraient sur Facebook le moyen de rembourser les 2700 milliards d' Euros de dette... Il y a 10 ans c'était la fin du secret bancaire Suisse et la suppression du billet de 500 Euros qui allait régler notre d...

le 04/04/2021 à 10:36
Signaler
Vous délirez :La disparition du billet de 500 euros s’était une demande formulée pour arrêter les valises de billets des trafiquants en tout genre Pas pour ce que vous prétendez Les Panama papiers ont permi de récupérer + 1 milliards d euros .......

le 04/04/2021 à 10:46
Signaler
et oui il faut bien trouver les moyens de gaver ces bandits du fisc et des douanes qui inventent n'importe quoi pour se gaver et tuer les français : ce qui explique en grande partie le ras le bol des français qui travaillent, car gaver des bandits in...

à écrit le 03/04/2021 à 18:08
Signaler
Les réseaux sociaux sont une place publique de discussion au même titre que dans un marché, une place publique. Vous y voyez des agents du FISC y venir tendre l'oreille? Le fait que l’État LR, PS ou LREM y vienne fourrer son nez via la FISC et la do...

le 04/04/2021 à 10:26
Signaler
Une place publique ?laissez moi rire ! Un de fouloir permanent de personnalités en manque de reconnaisse ce sociale personnelle psychologique etc... d autre part par l usage de ces. «  réseaux sociaux » vous acceptez bien la fuite la divulgation de v...

le 04/04/2021 à 10:27
Signaler
Une place publique ?laissez moi rire ! Un de fouloir permanent de personnalités en manque de reconnaisse ce sociale personnelle psychologique etc... d autre part par l usage de ces. «  réseaux sociaux » vous acceptez bien la fuite la divulgation de v...

à écrit le 03/04/2021 à 13:25
Signaler
Combien de tracasseries administatives, de stress et d'Etat ruineux en moins, si au lieu d'impôts directs injustes..., l'on augmentait la TVA pour dissauder les gens d'acheter trop d'objets en plastique inutiles genre robots de cuisine (un couteau su...

à écrit le 03/04/2021 à 13:17
Signaler
Moi, je passe par la "télé-partie", donc par MON DIEU quantique (chantant?) gratuit intérieur, pour dire trouver les bons contacts sans passer par les réseaux "saute-scie-sots"..., vérifiez-le en vous disant MIEUX, les énergies planétaires avec, cela...

le 03/04/2021 à 13:37
Signaler
exactement le genre de blougiboulga imbitable que l'on peu trouver sur les rézosocissons. merci

à écrit le 03/04/2021 à 11:19
Signaler
Les gens n ont qu’à arrêter de raconter leur vie oh pseudo-vie , de se mettre en scène sur le net ... et de faire leur show de valider la non - autorisation de la divulgation ou utilisation de leurs donnees- et si cela ne suffit pas qu ils achètent...

à écrit le 03/04/2021 à 11:17
Signaler
Les gens n ont su à arrêté de se mettre en scène sur le net ...valider n’a non - autorisation de la divulgation ou utilisation de leurs donnees- et si cela ne suffit pas qu ils achètent dans les commerces physiques ! Ce «  flicage  » est aussi dest...

à écrit le 03/04/2021 à 11:05
Signaler
Imposer aux citoyens un tant soit peu de jugeote n'est pas un mal non plus. Ensuite est-ce que l'impôt ne commence pas à être un outil obsolète ? En tout cas le droit à l'erreur était une bonne idée étant donné que sur toutes les lois produites par n...

à écrit le 03/04/2021 à 9:33
Signaler
Conclusion : pour vivre heureux, vivons cachés.

le 03/04/2021 à 16:18
Signaler
Ça à toujours été et ce sera toujours (voire de pkus en plus) le cas. En tout état de cause, toute personne qui poste des photos privées ou expose ses opinions sur un réseau social, un blog ou un forum (comme ici !) et qui a plus de 50 de QI est parf...

à écrit le 03/04/2021 à 8:21
Signaler
personne ne doute qu'officiellement rien ne sera possible les les donnees personnelles mais personne ne doute non plus qu'il y aura un backdoor ' que les administrateurs reseaux n'auront pas du tout repere', et qui permettra de faire plein de choses...

à écrit le 03/04/2021 à 8:20
Signaler
Croyez -vous que les grands fraudeurs exposent leur train de vie sur les réseaux sociaux ? Croyez vous que l'evasion fiscale est exposée, expliquée sur les reseaux sociaux par ceux qui la commettent ?

le 03/04/2021 à 9:12
Signaler
C'est pas le but, les "grands fraudeurs" sont gérés à part. Il faut traiter toutes les fraudes en même temps. Donc recruter, les impôts ont perdu 30 000 fonctionnaires en qq années. "Ne vous occupez pas de la petite fraude de Mr & Mme tout le monde,...

à écrit le 03/04/2021 à 7:58
Signaler
Toujours cette chasse aux fraudeurs! Vu les résultats calamiteux de la gestion de nos gouvernants en matière de déficit budgétaire, de chômage et d'impôts, j'en viens à me demander si les fraudeurs sont significativement plus nombreux que chez nos vo...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.