Maurice Lévy : "la Chine pèsera bientôt autant que la France pour Publicis"

Au moment où la publicité redémarre, le patron du numéro trois mondial du secteur se dit "quasiment assuré de faire mieux que le marché dans les deux ou trois ans à venir".

La Tribune : le marché publicitaire est reparti, mais la visibilité n'est-elle pas extrêmement faible ?

Maurice Lévy : on sait que 2011 sera en croissance. La seule véritable incertitude que nous avons c'est l'ampleur de cette croissance. Il y a des interrogations notamment sur les conséquences des nouvelles règles bancaires de Bâle 3, ou des problèmes de dette souveraine. Tout ceci peut provoquer des soubresauts sur l'économie publicitaire. Mais les trois dernières vagues de prévision du marché mondial réalisées par ZenithOptimedia (Publicis Groupe, ndlr) et ses concurrents ont été à chaque fois revues à la hausse. En France aussi. Le mois d'août affiche une croissance de 10%, certes en données brutes, mais c'est une croissance assez impressionnante. La consommation a bien tenu et les bénéfices des entreprise sont là. Ce sont des moteurs pour le marketing et la publicité.

Publicis a mieux redémarré que ses concurrents. Comment comptez-vous garder votre avance ?

Au premier semestre, nous avons dégagé la plus forte croissance et la meilleure marge du marché mondial. Cette tendance me semble durable. La configuration du groupe et la répartition de nos activités font que nous sommes quasiment assurés de faire mieux que le marché les deux ou trois années à venir. Tout d'abord, nous avons une très forte surpondération dans le numérique qui représente déjà 28% de notre chiffre d'affaires. Or, sur ce segment, les prévisions font état d'une croissance du marché supérieure à 14-15%. Et nous ferons au moins aussi bien que le marché.

Ensuite, nous avons près d'un quart de notre chiffre d'affaires sur les pays à forte croissance, les Bric et les "next eleven" (Turquie, Indonésie, Kazakhstan, etc.). Au total, c'est plus de 50 % de notre activité qui est exposée à une croissance forte, supérieure à 6 % en moyenne.

Vous avez des capacités financières importantes, de belles perspectives et les valorisations boursières sont très basses. N'est-ce pas le moment de faire des acquisitions plus importantes ?

Bien entendu, nous regardons tout ce qui bouge. Mais les acquisitions, même quand elles ne sont pas chères, doivent répondre à plusieurs critères. Les sociétés acquises doivent pouvoir s'intégrer à la culture du groupe et correspondre à l'un de nos deux objectifs prioritaires : le numérique et les pays à forte croissance. Cela dit, s'il y a des acquisitions qui sortent de ce cadre, nous regarderons mais avec circonspection, c'est ainsi que nous venons de refuser une belle acquisition significative qui ne nous apportait rien de plus que du volume.

La Chine est l'une de vos nouvelles priorités...

Nous allons prendre dans les prochains mois des initiatives. On réfléchit de manière un peu différente. Jean-Yves Naouri, le COO (directeur opérationnel) du groupe, fait une analyse approfondie sur ce continent et nous proposera un plan d'action en novembre ou décembre. La Chine est déjà un des cinq premiers marchés de Publicis Groupe. Je pense que d'ici à deux ou trois ans, la Chine sera, après les États-Unis, notre second marché, à égalité avec la France.

Comment allez-vous procéder ?

Le potentiel de la Chine est considérable, mais c'est un pays complexe, par son étendue, sa démographie et sa culture. La question de notre implantation doit se poser sur un certain nombre de villes ou de régions en fonction du potentiel économique et publicitaire. Nous sommes déjà à Pékin, Shanghai et Guangzhou et avons une petite présence à Chengdu. Le groupe est également présent dans une quarantaine de villes sous des formes différentes : affiliation ou petites agences. Nous sommes la première agence média en Chine et le second groupe de publicité. Mais nous devons doubler ou tripler notre présence dans les prochaines années. Cela passera par de la croissance organique bien sûr, avec de l'investissement dans les talents que nous devrons attirer ou former. Nous espérons pouvoir procéder à des acquisitions d'acteurs régionaux ou locaux dont les règles de gouvernance et la culture sont proches des nôtres.

A quand un Chinois au sein du conseil de surveillance de Publicis ?

C'est une très bonne question. Ce serait une bonne chose pour le groupe, et bien que ce ne soit pas à moi, président du directoire, d'en décider, je serais très content de pouvoir un jour proposer au conseil un Chinois ou une Chinoise.

On ne fait pas des affaires en Chine comme en Europe...

Nous devons être attentifs à tout : à nos propres collaborateurs, mais également faire un effort de sélection des clients. Car tous ne sont pas préparés à travailler selon les standards internationaux, notamment en ce qui concerne la transparence des prix.

La Chine seconde puissance économique, est-ce que cela change le monde ?

Il y a un basculement important du monde vers l'extrême orient. Cela va changer beaucoup de choses, dans notre façon de commercer ou dans notre réflexion sur l'innovation. Par exemple, dans l'industrie alimentaire ou les cosmétiques, les habitudes et les besoins des Chinois sont très différents des nôtres. Le modèle de cellule familiale que l'on voit dans nos publicités automobiles avec un couple, deux enfants et un chien n'est pas adapté. Tout ceci a des conséquences importantes dans notre métier. Mais plus important encore : la Chine, deuxième puissance mondiale doit amener à une réflexion sur l'Europe.

La marge que vous dégagez dans les pays émergents n'est-elle pas inférieure à celle que vous dégagez dans les pays riches ?

Cela dépend. Il y a une phase d'investissement où la marge est très inférieure voire négative, puis une phase de montée en puissance où l'on est bénéficiaire mais la poursuite des investissements limite la marge. Ensuite quand on passe un cliquet en termes de taille, nous obtenons un très bon niveau de marge. En Inde, par exemple, nous sommes encore dans la phase critique et au Brésil en phase d'acquisitions. Mais ce sont des pays très différents. Le Brésil a un système, au niveau du gouvernement comme des entreprises, calqué sur le monde occidental. L'Inde est un pays plus difficile, avec un déficit en matière d'infrastructures et une administration qui subit le poids de la démocratie. Jamais l'Inde n'aurait pu faire une exposition universelle comme celle de Shanghai ou des J.O. comme Pékin dans des délais aussi brefs. Mais, l'Inde a de très grands entrepreneurs. En fait, les BRIC associent quatre pays qui n'ont rien à voir (Brésil, Russie, Inde, Chine). D'ailleurs, chez nous on dit CRIB, parce que China first !

Un groupe comme le vôtre doit être confronté à des problèmes de corruption. Comment traitez-vous ce problème ?

Il n'y a pas de moyen plus efficace de lutte contre la corruption que lorsqu'elle est menée par les Etats. A cet égard, le fait que le premier ministre chinois ait publiquement prononcé le mot de "corruption", l'an dernier au Davos d'été, est très encourageant. Il reste que dans beaucoup de pays d'Afrique du Nord ou centrale, du Moyen-Orient ou en Chine et en Inde, la corruption n'est pas perçue comme malhonnête, mais comme un dû par les différentes couches de l'administration. Nous avons préféré rater des affaires plutôt que d'entrer dans ce système. Et nous sanctionnons de manière intransigeante tout manquement. Cela est arrivé en France, dans des pays "du Nord" et des pays émergents. Je ne fais pas de différence entre petite et grande corruption. Rien ne doit être toléré en la matière.

Avez-vous des règles internes en la matière ?

Extrêmement précises, oui. Dans notre "Janus, the Book", qui est notre "bible" interne et que chaque salarié se doit de lire. Tout y est précis et codifié.

Du côté du numérique, la publicité sur mobile émerge. Ne craignez-vous pas les nouveaux entrants, tel Apple qui a créé sa propre régie ?

Ce que veut faire Apple avec iAd, c'est une régie publicitaire et non pas une agence. C'est comme Google, Microsoft ou Yahoo. Ils ont développé d'importantes régies sur Internet, mais contrairement à ce que beaucoup de monde a dit, le contenu publicitaire n'a pas été "désintermédié". Ces acteurs ont en revanche gagné leurs positions au détriment des groupes de médias traditionnels. Il se passera la même chose avec le développement de la publicité sur mobile où de nouveaux modes de communication vont se développer. Comme les coupons de réduction avec la géolocalisation. Dans quelques années, le premier média du monde sera le téléphone mobile. Regardez ce que vous pouvez faire avec un iPhone, c'est déjà beaucoup plus riche que ce que vous pouviez faire avec un PC dans les années 1980.

Les fabricants de mobiles vont-ils être les nouveaux géants des médias ?

Non ! Parce que le mobile passe par un opérateur. Et Apple n'est pas seul. Des acteurs aussi puissants que Microsoft, Google, Orange, AT&T ou Vodafone sont aussi sur ce terrain et c'est une bonne chose. Les agences de publicité devront dans cet univers proposer de nouvelles créations et de nouveaux services. C'est un défi exaltant. Allier la personnalisation, la localisation à la proposition commerciale.

Beaucoup de gens s'inquiètent du nombre croissant d'informations personnelles qui sont collectées, via les réseaux sociaux ou la géolocalisation pour mieux vendre de la publicité. Cela ne risque-t-il pas de se retourner contre les annonceurs ?

Les membres de la communauté Facebook ont montré qu'ils étaient très réactifs et vigilants. Et c'est vrai pour les autres communautés. C'est un garde-fou bien plus efficace que n'importe quelle loi. La patience des internautes a des limites, il y a des choses qu'ils ne supporteront pas. L'usage excessif, abusif, délictueux de données privées peut créer un dommage colossal aux opérateurs.

La publicité sur les vidéos en ligne se développe, mais est vendue beaucoup moins cher que la publicité télé. Est-ce une menace pour la télévision ?

Ceux qui ont des sites qui ne coûtent rien à fabriquer peuvent vendre le contact très bon marché. Mais un prix très bas qui ne rapporte rien, c'est déjà trop cher. Ce qui compte, c'est de toucher la bonne cible au bon prix. Il est vrai que la comparaison du rendement entre Internet et les autres médias peut provoquer un effet de vases communicants. Mais je ne pense pas que l'économie des chaînes privées soit menacée pour autant. Et nous allons assister à un nettoyage du Net comme on a eu un nettoyage après la bulle des "dotcom". Il y a une floraison excessive de sites et nous allons voir la disparition de nombre d'entre eux dont l'utilité n'est pas démontrée.

Vous avez beaucoup de liquidités, pourquoi ne pas en rendre davantage aux actionnaires ?

Le meilleur retour aux actionnaires c'est le bon usage de ces liquidités. Par exemple, des acquisitions bien intégrées. Notre cours de bourse reflète aujourd'hui un multiple légèrement supérieur aux autres agences. Je pense qu'il devrait être bien supérieur. Et ca viendra. Le marché sait que nous surperformons de façon régulière et n'avons jamais eu de sortie de route. Je ne serai pas surpris qu'à un moment il y ait une prise de conscience et que notre cours de bourse prenne 20 ou 25%.

Publicis réintègre le CAC 40 le 20 septembre, qu'est ce que cela change pour vous ?

Cela nous met davantage de pression. Le cours de bourse est sur les bandes défilantes et sur France Info... Mais nous sommes de toute façon dans un univers compétitif où nous devons toujours faire mieux.

Le conseil de surveillance a une nouvelle fois prolongé votre mandat...

Je vous coupe. Pas "une nouvelle fois". La crise que nous traversons a amené le conseil de surveillance à insister pour ne pas tout changer au moment où la stratégie qui est menée semble réussir au groupe. C'est idiot de s'enfermer dans un calendrier pour une histoire de bulletin de naissance. J'ai donc accepté de rester au-delà de 2011, qui était la fin de mon mandat, sans fixer de nouveau terme. Cela nous laisse le temps pour arrêter les détails de ma succession.

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