A la lueur de l'attentat jeudi de Nice, l'audition du 10 mai dernier à l'Assemblée nationale du directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), Patrick Calvar, fait froid dans le dos. Et ceux qui polémiquent sur l'incapacité du gouvernement de lutter contre le terrorisme sont bien loin de la réalité du terrain ou, pire, font preuve de mauvaise foi. Dommage car ils devraient lire ou relire l'audition de Patrick Calvar d'une très grande franchise sur les difficultés de lutter contre le terrorisme, ce "fléau" comme l'a évoqué dans la nuit de jeudi à vendredi François Hollande. Ce qui est très rare pour un responsable du renseignement à ce niveau .
"La France est aujourd'hui, clairement, le pays le plus menacé. Je vous rappelle qu'un des numéros de la revue francophone de Daech, Dar al Islam, titrait en une : Qu'Allah maudisse la France. De leur côté, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), en tant qu'organisation héritière du Groupe islamique armé (GIA) des années 1990, considère toujours la France comme l'ennemi numéro un et Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) nous stigmatise de la même façon. La menace est par conséquent, j'insiste, très forte ainsi que l'ont montré les attentats de janvier et de novembre 2015. Elle est très forte également hors du pays ainsi que nous avons pu le constater avec les attentats de Bamako, de Ouagadougou et, plus récemment, de Bassam, en Côte d'Ivoire".
15 projets terroristes arrêtés
A ceux qui critiquent la politique de lutte contre le terrorisme, la DGSI a bloqué 15 projets terroristes en France depuis août 2013. Pour ce qui est de l'aspect judiciaire, la seule DGSI recense 261 dossiers concernant plus de 1.000 individus. Elle a procédé à plus de 350 interpellations. "Chaque semaine nous interpellons des gens, a rappelé Patrick Calvar. Plus de 220 sont mises en examen, plus de 170 ont été écrouées et plus de 50 placées sous contrôle judiciaire".
Mais pour Patrick Calvar, la question relative à la menace n'est pas de savoir "si", mais "quand" et "où". "Nous savons que Daech planifie de nouvelles attaques - en utilisant des combattants sur zone, en empruntant les mêmes routes qui facilitent l'accès à notre territoire - et que la France est clairement visée", avait-il expliqué. Car selon lui, Daech se trouve dans une situation qui l'amènera à essayer de "frapper le plus rapidement possible et le plus fort possible : l'organisation rencontre des difficultés militaires sur le terrain et va donc vouloir faire diversion et se venger des frappes de la coalition". Ce qui a été peut-être fait avec l'attaque de Nice.
Pourquoi est-il si compliqué de lutter contre les terroristes
Les terroristes se sont progressivement professionnalisés. "Nous nous sommes rendu compte que nous avions affaire à des structures très organisées, très hiérarchisées, militarisées, composées d'individus communiquant avec leur centre de commandement, demandant des instructions sur les actions à mener et, le cas échéant, des conseils techniques", avait expliqué le patron de la sécurité intérieur. Des communications qui sont permanentes.
Pour autant, a révélé Patrick Calvar, "aucune interception n'a été réalisée". "Or même une interception n'aurait pas permis de mettre au jour les projets envisagés, a-t-il fait observer, puisque les communications étaient chiffrées sans que personne soit capable de casser le chiffrement". Faut-il rappeler pour mémoire le conflit ayant opposé Apple et le FBI. "Quand on connaît la puissance de ce dernier, on voit bien que nous sommes confrontés à un problème majeur qui dépasse largement le cadre des frontières nationales", a-t-il analysé.
En matière d'interceptions, la DGSI est confrontée à une énorme masse de données et donc à la problématique du chiffrement. En outre, demain, les iPhone auront un chiffrement aléatoire. "La seule façon de résoudre ce problème est de contraindre les opérateurs", a-t-il estimé. En outre, les entreprises françaises qui développent des systèmes ne sont "pas encore capables de répondre aux besoins" de la DGSI, "alors que nous devons acquérir ce big data immédiatement". Les pays européens sont dans la même situation, a-t-il noté.
"La moindre perquisition nous permet de récupérer des milliers de données. Nous avons donc besoin d'outils de big data pour répondre immédiatement à nos besoins", a-t-il regretté.
En outre, Patrick Calvar estime que les systèmes législatifs européens complètement différents entravent la coopération entre les Etats même si cette dernière est "totale entre les services de sécurité et les services de renseignement". Toutefois, "la tentation des populismes, la fermeture des frontières, l'incapacité de l'Europe à donner une réponse commune, l'incapacité à adopter une législation applicable en tous lieux, nous posent d'énormes problèmes. Et je note, de plus en plus, une tendance au repli sur soi".
De nombreux terroristes très aguerris
Selon Patrick Calvar, Daech dispose d'individus capables de passer à l'action. Au moins 645 ressortissants français ou résidents en France sont présents dans la zone syro-irakienne, selon les chiffres de la DGSI. Parmi eux, il y aurait 245 femmes, qui ne participent pas aux combats, et 20 mineurs qui, au contraire, s'y livrent. Ils sont donc moins de 400 à participer à des opérations militaires. L'autopsie des attaques du 13 novembre révèle qu'elles ont été "planifiées en Syrie, menées par des individus qui combattaient dans ce pays, pour certains depuis de nombreuses années et donc totalement aguerris", avait expliqué Patrick Calvar.
"Nous avons du mal à savoir combien de combattants étrangers sont présents au sein de Daech, qui n'est d'ailleurs pas qu'une organisation terroriste. Daech est né de l'absence d'État sunnite dans une région confrontée à la prise de contrôle de Bagdad par les chiites. Si Daech disparaît, une autre forme d'État sunnite le remplacera".
Par ailleurs, 201 individus sont en transit, soit à destination de la Syrie, soit de retour de Syrie pour la France. La DGSI recense 173 Français présumés morts, un "chiffre sans doute inférieur à la réalité, mais il est très difficile d'obtenir des indications précises du fait des bombardements", a expliqué Patrick Calvar. Par ailleurs, 244 personnes sont revenues de la zone syro-irakienne en France. Enfin, 818 personnes manifestent l'intention de se rendre sur place.
Quid des vétérans? "Pour assurer notre sécurité, nous devrons nous occuper des vétérans. (...) Il ne faudra pas perdre de vue que parmi les futurs vétérans il y aura des terroristes très aguerris mais aussi des gens relevant d'ores et déjà de la psychiatrie et dont nous ne savons pas ce qu'ils vont devenir".
Patrick Calvar a également expliqué que "certains groupes, au sein d'Al-Qaïda, sont préparés pour des actions extérieures, planifiées à long terme et qui se veulent d'une telle ampleur qu'elles ne peuvent pas se réaliser de façon très rapide". Mais la menace Al-Qaïda, qui pourrait resurgir, n'est pas la seule non plus. Il n'est "pas exclu un jour" que cette organisation exporte la violence. La DGSI a "une autre source d'inquiétude : des appels sont lancés depuis la Syrie par des gens à certains de leurs amis qui se trouvent sur notre territoire afin qu'ils y commettent des actions. Nombre des réseaux que nous avons démantelés appartiennent à cette catégorie-là".
La France est par ailleurs confrontée à la présence d'islamistes, sur son territoire, et qui ne sont liés à aucune organisation. La revue en anglais d'AQPA, "Inspire", enjoignait à ses partisans de ne pas se rendre sur place mais de frapper depuis l'endroit où ils se trouvaient en utilisant tous les moyens à leur disposition. C'est peut-être le cas du terroriste de Nice, un Niçois d'origine tunisienne.
"Pour être franc avec vous : je crains cent fois plus la radicalisation que le terrorisme. Avec le terrorisme, nous prendrons des coups mais nous saurons faire face - nous avons connu des événements très graves tout au long de l'histoire - ; mais cette radicalisation rampante qui va bouleverser les équilibres profonds de la société est à mes yeux beaucoup plus grave".