La BCE, on le sait, est particulièrement jalouse de son indépendance. Elle en a aussi une des interprétations les plus extensives du monde, lorsqu'on la compare à celles d'autres banques centrales. L'institution de Francfort a encore prouvé cette double ligne de conduite mercredi 6 juillet. Le président de la BCE, Mario Draghi, a ainsi envoyé deux lettres de protestation. L'une au président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, l'autre au procureur général de Slovénie, Svonko Fiser.
La colère de Mario Draghi
L'objet de l'ire présidentielle est une descente de police dans les locaux de la banque centrale slovène, la Banka Slovenije (BS) où plusieurs documents ont été saisis, dont certains, comme l'ordinateur du gouverneur de la BS, Boštjan Jazbec, sont considérés par Mario Draghi comme étant des « données confidentielles de la BCE » protégées par la loi européenne. « La saisie d'informations détenues par la BCE ou appartenant à la BCE, où que ces informations se trouvent, et qu'elles soient classées secrètes ou non, est en contradiction avec le protocole sur les privilèges et les immunités de l'UE », estime Mario Draghi. Pour la BCE, la police slovène ne pouvait donc pas saisir les documents détenus par la Banka Slovenije à Ljubljana sans son autorisation. La BCE se réserve le droit de porter l'affaire en justice.
La Slovénie est membre de la zone euro depuis 2009. La banque centrale du pays est donc depuis intégrée dans l'Eurosystème : la BS est actionnaire de la BCE, mais aussi son représentant chargé d'appliquer sa politique monétaire et financière dans cet Etat de 2,1 millions d'habitants ancien membre de l'ex-Yougoslavie. Son gouverneur siège ainsi au Conseil des gouverneurs de la BCE. Distinguer ce qui relève de la BCE et, strictement, de la Banka Slovenije, est donc très difficile. Il est toujours possible, alors, d'avancer une interprétation très large visant à considérer que les banques centrales nationales sont protégées par les mêmes immunités que la BCE.
Le sauvetage bancaire à la slovène
De quoi s'agit-il exactement dans le cas slovène ? Les autorités sont venues chercher des documents dans le cadre d'une enquête en lien avec le renflouement des banques slovènes à la fin de 2013. A cette époque, la situation des trois grandes banques du pays était désespérée en raison du poids des créances douteuses dans leurs bilans. La raison de ces difficultés était double. D'abord conjoncturelles : la Slovénie a été affectée par la baisse de la demande mondiale après 2008 et par la récession dans l'ensemble de la zone euro à partir de 2011, conduisant à de nombreuses faillites d'entreprises. Mais cet élément a été aggravé par une mauvaise gestion de ces banques qui, sous la pression politique, avait accepté de prêter à des entreprises douteuses et fragiles.
Ljubljana devait alors trouver absolument un peu plus de 4 milliards d'euros. Le choix était clair : la Slovénie pouvait demander l'aide du Mécanisme européen de stabilité (MES) et passer sous les fourches caudines d'une participation des créanciers, déposants et actionnaires des banques (dont l'Etat) accompagnée d'une cure d'austérité sévère ou bien trouver de l'argent sur les marchés. C'est cette dernière option qui a été choisie, car quoique plus onéreuse, elle permettait d'éviter l'arrivée de la troïka. Le gouvernement a alors créé une « structure de défaisance », la Bank Asset Management Company (BAMC) pour recevoir sous garantie d'Etat les mauvaises créances.
Mais pour adoucir la facture, on a décidé de faire contribuer une partie des créanciers des banques, les détenteurs des créances dites subordonnées (autrement dit non prioritaires). Ces derniers ont perdu 400 millions d'euros, ce qui a permis de protéger les autres créanciers. L'Etat y était doublement gagnant : sa garantie était réduite et ses créances envers les banques protégées. Mais plusieurs petits porteurs n'ont pas apprécié et ont contesté l'évaluation des risques et du besoin de renflouement réalisée par la banque centrale. Leur version prétend que la Banka Slovenije a agi pour favoriser les banques et l'Etat. La plainte principale concerne les créanciers de la Nova Ljubjanska Banka (NLB), la principale banque du pays pour quelque 257 millions d'euros.
La justice slovène conteste la vision de la BCE
Le procureur général slovène a alors demandé un certain nombre de documents à la Banka Slovenije qui a refusé de les transmettre, se prévalant toujours de son indépendance et de son immunité. Il a alors demandé l'intervention de la police pour saisir les documents. En réponse à Mario Draghi, il a précisé que « les suspects concernés n'agissaient pas en tant que représentant de l'UE et ont été traités en tant qu'employés d'une institution slovène ». La procédure va donc se poursuivre et elle concerne directement Boštjan Jazbec et plusieurs responsables majeures de la Banka Slovenije.
En réalité, la défense de la BCE ne tient pas puisque l'Union européenne n'a pas été concernée par le renflouement des banques slovène et c'était même là le cœur de l'opération du gouvernement slovène : éviter l'intervention du MES. Tout se passe comme si, selon les circonstances, les banques centrales nationales jouent sur l'ambiguïté de leur statut. Lorsque la BS a besoin d'organiser un sauvetage bancaire, elle est un organe national, mais lorsqu'elle doit s'expliquer sur ce sauvetage, elle n'est plus qu'un membre de l'Eurosystème et en cela, elle bénéficie de l'immunité de l'UE... le plus inquiétant demeure que le président de la BCE soutienne - au besoin juridiquement - cette manœuvre de défausse.
L'erreur de la BCE
Ceci est d'autant plus inquiétant que la Slovénie a clairement besoin de transparence. Une des plaies du pays est en effet la corruption politique, comme la crise l'a clairement montré. L'affaire de l'ancien premier ministre Janez Janša, emprisonné pour une affaire de pots-de-vin avant d'être libéré, et de se considérer lui-même comme victime d'un règlement de compte politique, en a été un autre exemple. A la différence d'autres pays, cependant, la Slovénie a pris ce problème au sérieux et en a tenté d'améliorer la situation. L'élection du centriste Miro Cerar après les élections de 2014 au poste de premier ministre a ainsi représenté une rupture avec le personnel politique ancien.
Compte tenu du prix important que l'économie et le système financier slovène ont eu à payer à la collusion politique, la BCE aurait toutes les raisons de soutenir les efforts de la justice slovène, au lieu de protéger ses privilèges. La position de la BCE est difficilement tenable, car, précisément, l'enquête slovène n'atteint pas son indépendance, mais s'interroge sur la réelle indépendance de la Banka Slovenije en 2013. En théorie, donc, la justice de Ljubljana vient en appui des intérêts de la BCE. La protestation de Mario Draghi ne saurait donc se justifier autrement que par une défense « catégorielle » qui entretient une image de manque de transparence. Cette susceptibilité est donc bien mal venue.