Charles-Henri Filippi : "Nous entrons dans un monde plus inégalitaire"

Chaque jour, cet été, nous interrogeons un grand témoin de l'actualité sur sa vision de l'après-crise. Aujourd'hui, Charles-Henri Filippi, banquier (après une longue carrière au CCF puis HSBC, il est le président et fondateur d'Alfina, société de conseil en investissements) et auteur de "l'Argent sans maître".

La Tribune - Quel est votre diagnostic sur la crise que nous traversons? 

Charles-Henri Filippi - Cette crise est la rencontre entre une prolifération incontrôlée de l'argent et le mur du monde fini. L'argent a longtemps été un bon compagnon de la démocratie et du progrès, mais à des conditions précises: un niveau de socialisation important et un contrôle quantitatif primordial, tant de la création monétaire que de sa vitesse de circulation. Jusqu'aux années 1980, la création d'argent était étroitement contrôlée par les banques centrales. Celles-ci encadraient le système bancaire mondial, chargé lui-même d'assurer le financement de l'économie. Mais depuis l'explosion des marchés financiers, des entités financières, mais non bancaires, ont prétendu assurer la disponibilité permanente d'une épargne investie à long terme.

- ...Le «subprime» par exemple?
 

- - C'est une illustration parfaite du transfert au marché d'une activité purement bancaire, le prêt aux ménages. Mais il y en a d'autres, conduits de titrisation ou fonds monétaires de toutes sortes, dans lesquels particuliers et entreprises ont été incités à placer leur épargne liquide, et qui se sont constitués en banques non régulées donnant à des investissements longs et risqués l'apparence de la monnaie. Nous en avons vu les conséquences.

C'est là que nous rencontrons le mur du monde fini?
 

- La crise n'aurait pas eu cette portée si elle n'avait concernée que le système financier. Au milieu de l'année 2008, les prix des matières premières, du pétrole en particulier, ont explosé. L'entrée en crise l'an dernier de l'Asie, très consommatrices de ressources physiques, est due à cet emballement, pas au système financier. Si le monde avait été illimité, l'argent proliférant aurait pu continuer à alimenter la croissance sans dommage systémique. Or l'on sait désormais que cela ne peut pas se produire et c'est en cela, je crois, que nous abordons une grande mutation. Nous entrons dans un monde plus inégalitaire. La crise de l'argent débouche sur une crise plus importante, celle du partage du monde fini.

- De quel partage s'agit-il?
 

- Il ne s'agit plus seulement d'inégalités financières, mais de "consumation" de la planète. Un Américain moyen en "consume" dix fois plus qu'un Indien, cinq fois plus qu'un Chinois. Peut-on, sans risque majeur, créer de la croissance supplémentaire dans ces pays sans réduire massivement l'empreinte écologique du monde développé ? Le débat qui s'ouvre est celui-là. Les politiques de répartition qui avaient disparu reviennent, mais à l'échelle planétaire.

- Ne risque-t-on pas, plutôt, une phase de régression politique comme en 1929?
 

- Il y a une grande différence. Dans la crise actuelle, les gouvernements ont mieux compris ce qu'il fallait faire, même s'il y a eu des erreurs, notamment la mise en faillite de Lehmann Brothers. Le problème, c'est qu'ils ont désormais moins les moyens de faire, compte tenu des masses en jeu.

- Que voulez-vous dire?
 

- Le plan de relance de l'économie mondiale représente sur trois ans 4% du PIB mondial, soit 2.000 milliards de dollars. En face, la dette agrégée de tous les agents économiques américains représente 60.000 milliards de dollars et celle de leur seul système financier, 20.000 milliards. Le plan de relance de l'économie mondiale n'en représente donc que 10%. Il n'y a donc pas de commune mesure entre ce que les gouvernements peuvent faire et la rétractation que peut opérer un secteur financier en difficulté. Deuxième élément, les 2.000 milliards de dollars du plan de relance correspondent à un écart de prix, à la hausse ou à la baisse, de 60 dollars par baril de pétrole. Quand ce dernier est retombé de 120 à 60 dollars, on a doublé le plan de relance. Si, demain, il remonte à 120 dollars, on l'aura complètement effacé. La volatilité des marchés a désormais des effets macroéconomiques plus importants que les plans de relance les plus massifs, qui alourdissent dangereusement la dette publique sans assurer d'éviter le pire.

- En quoi l'argent a-t-il été un bon compagnon du progrès et de la démocratie, comme vous le disiez?
 

- Les philosophes avaient vu dans l'intérêt personnel, c'est-à-dire l'argent, l'instrument des petits gens pour contrôler l'arbitraire des princes. Lorsque l'économie d'échange naît, c'est le modèle de la classe moyenne qui s'impose à l'économie aristocratique. On retrouve cela chez Montesquieu, John Locke ou, encore, Tocqueville. Donc l'argent, sa dispersion, son côté apolitique, et la démocratie, se serrent les coudes de la fin du XVIIIe siècle jusqu'à la fin du XXe. L'accumulation et la re-concentration de l'argent, auxquelles on assiste aujourd'hui, cassent cette logique.

- Pourquoi cette re-concentration et quelles sont ses conséquences?
 

- Je crois que la longévité humaine a joué un rôle énorme. Nous sommes tous devenus des épargnants pour préserver notre futur. Le pouvoir glisse donc logiquement du manager vers l'actionnaire, de l'entrepreneur vers le financier. Le risque est que la mondialisation favorise dans les pays occidentaux une élite de l'information et de l'argent, capable de se détacher du reste de l'humanité.

- C'est un retour à une forme de démocratie censitaire?
 

- Oui. Et si on met en contact cette élite avec les pouvoirs politiques centraux forts des pays émergents, on aboutit à ce qu'on peut appeler «une oligarchie de marché», conjonction de démocratie censitaire et du capitalisme d'Etat. Il existe aussi un risque, plus sombre mais moins probable, d'une montée des fondamentalismes religieux et des totalitarismes locaux...

- Comment retrouver «la martingale du progrès»?
 

- La première priorité est de remettre l'argent sous un vrai contrôle quantitatif des régulateurs et sous un contrôle social réel exercé au travers de grandes institutions _ assureurs, caisses de retraite, banques à réseaux _ qui gèrent l'épargne collective. Le principe d'Adam Smith selon lequel l'argent n'a vocation à conférer ni pouvoir civil, ni militaire, est à réhabiliter.

- Aujourd'hui plus qu'hier?
 

- Les princes d'hier étaient les princes de la dépense ; ceux d'aujourd'hui sont des princes de l'accumulation. Tout le danger est là, et c'est une raison de plus de rétablir le lien entre l'argent qu'on gagne et le développement économique qu'on génère et qui le justifie. Bref, il faut revenir à l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme (1). Que la distinction sociale de l'argent soit servie à raison de l'utilité commune apportée à la planète.

- Le veut-on vraiment et en a-t-on les moyens?
 

- Le problème immédiat n'est pas un problème idéologique, mais avant tout un grand problème d'exécution ; nous avons une certaine capacité à nous coordonner mais nous n'avons pas les outils pour prendre des décisions fermes et exécutoires.

- Dans cette optique, le G20 n'a-t-il pas été une bonne chose?
 

- Le nom même de «G20» montre l'élément positif et celui qui l'est moins. L'élément positif ? Des pays, représentant 90% du PIB mondial, sont capables de se mettre autour de la table et d'arrêter de manière suffisamment harmonieuse des principes communs. Mais, une fois rentrés chez eux, leur capacité à mettre en ?uvre les principes n'est pas à la hauteur des problèmes posés. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles les capacités personnelles de leadership des gouvernants (Obama ou Sarkozy) sont, dans cette crise, si valorisées par les opinions publiques.

- Cela montre bien la faiblesse de l'Europe...
 

- ... L'Europe à 27 est-elle capable de fabriquer une unité politique et économique ? Cela paraît très peu probable. Deux pays sont devenus les deux grandes nations du monde : une, les Etats-Unis, du fait de leur préséance historique, intellectuelle, technologique ; l'autre, la Chine, le grand pays désormais émergé. Donc, notre ambition la plus utile, et plus réaliste qu'une improbable Europe politique intégrée, devrait être de nous assurer que la domination du monde par les Etats-Unis et la Chine se réalise dans un équilibre satisfaisant pour l'humanité tout entière.


(1) «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune».

Commentaires 25
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Un banquier qui nous annonce qu'on entre dans un monde de plus en plus inégalitaire il sait de quoi il cause, ce sont les banquiers qui ont organisé ce système et qui semblent en avoir bien profité, il paraît même que ça continuerait....

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Merci de l'analyse . Je parlerai plutot du vide du monde fini au lieu du mur car apres il ya des parachutes dorés .

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Charles-Henri FILIPPI ou l'art d'enfoncer les portes ouvertes! Au café du Commerce, on dit tout cela depuis des lustres, sans avoir les faveurs de la presse...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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analyse pertinente qui constate des faits avérés, prévisibles et prévus (quand la Chine s'éveillera....).nous y sommes. le développement acquis de la Chine et son poids économique et politique qui en découlent, affaiblissant un peu plus une Europe q...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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DEFETISME. PESSIMISME. ET ENCORE UN BANQUIER. UN NOM COMMUN DU REGISTRE VULGAIRE. CE MONSIEUR CONSEIL APRES AVOIR PARTICIPE A LA DEBACLE. ET ENCORE ET TOUJOURS DES ANALYSES A PORTERIORI. L'EUROPE A 27 SE FERA OU VOS ENFANTS MONSIEUR N'ONT PLUS ...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Qu'un homme de la finance puisse faire preuve d'une telle lucidité et indépendance d'esprit est stupéfiant. Analyse remarquable à tout point de vue et très enrichissante sur le plan des informations économiques et financières qui sont données. Merci....

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Analyse pertinente ... La crise a quand même changé certains comportements: la crise est née en fait de titres achetés sans vérification ce sur quoi ils concernaient...(quand vous achetez une maison vous la visitez! et vous vérifiez vos possibilités...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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En fait, il décrit assez bien le monde de la finance qui est est illimité et le monde du réel qui est limité, ce qui constitue un progrès. Il faut donc que les financiers se mettent au diapason. Les hommes politiques aussi. Cessez de croire que la Te...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Je crois que vous oubliez que le moteur de l'initiative G20 a été l'UE-27 dont les conclusions reprennent l'agenda européen Par ailleurs, pour "s'assurer que la domination du monde par les Etats Unis et la Chine se réalise dans un équilibre satisfai...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Je trouve également cette analyse très pertinente... mais du coup on est mal barrés...parce qu'il y une opposition totale entre les enjeux décrits dans cet article et la réalité des pouvoirs et les intérêts de ceux qui l'exercent.

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Lucide, pertinent, juste, synthétique. Les Européens ne se donnent pas les moyens et tirent sur l'ambulance.

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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effectivement la raison pour laquelle la societé civile est mecontente c'est de ne pas avoir sus anticiper la crise; les regulateurs institutionnels n'ont pas exercés leurs pouvoir;

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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effectivement la raison pour laquelle la societé civile est mecontente c'est de ne pas avoir sus anticiper la crise; les regulateurs institutionnels n'ont pas exercés leurs pouvoir;

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Nous entrons dans un monde plus inégalitaire ..... le sdf au coin de la rue le disait déja l'an passé ! et lui n'a pas fait bac + 15 ... beaucoup de bla bla et d' " analyses " ou de prophéties . ceux qui détiennent les clés font et feront de toutes ...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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démocratie censitaire, quel danger pour notre avenir et pour le citoyen Europe? Ou sont nos jeunes et les idées réellement neuves, pas dans les banques, ni dans les assurances assurément.Pourquoi chercher la réponse auprès des coupables? N'y a-t-il v...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Aveugle ce type ! ça fait 30 ans que nous sommes rentrés dans un monde plus inégalitaires. Ça ne date pas d'aujourd'hui !

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Une relecture de J K Galbraith ? Que sont devenus les accusateurs de M. Trichet ? Ayant depuis peu du temps libre, je me suis décidé à ranger ma bibliothèque. C?est ainsi que j?ai retrouvé un ouvrage légèrement jauni par le temps et ayant pour tit...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Un banquier qui nous annonce qu'on entre dans un monde de plus en plus inégalitaire, il sait de quoi il cause ce sont les banquiers qu'ils l'ont organisé ce monde et semblent en avoir bien profité, il paraît même que ça continue...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Un banquier qui nous annonce qu'on entre dans un monde de plus en plus inégalitaire il sait de quoi il cause il appartient à la profession qui a organisé ce système on peut lui faire confiance !...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Je comprends pas comment on peut donner la parole à ces gens là , les mêmes qui nous ont mis dedans et on devrait les remercier pour leurs analyses pertiantes, justes àprès coup. qu on viennnet donner la parole aux gens du peuple afin qu ils puissent...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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tout celà est tres juste mais au-delà de la crise purement financière je trouve que l'on parle peu du pétrole est des effets de son augmentation à hauteur de 140 dollars on prone le retour de la croissance moi je veux bien mais si on rejoue avec la c...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Bravo, une nouvelle aire va naitre! alors a quand la révolution? C'est domage d'en arriver la! Mais à force de jouer avec le feu on finit to ou tard par... se bruler! Malheureusement c est la classe social la plus pauvre qui va devoir payer. Nouvelle...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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en EUROPE et au USA, moins de travail individuel, plus de dépense pour le confort matériel,plus de consommation d 'énergie,plus de gaspillage,moins d'enfants,plus de personnes agés mais RICHES..en AFRIQUE et en ASIE plus de travail individuel,peu de...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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"Que la distinction sociale de l'argent soit servie à raison de l'utilité commune apportée à la planète" Quelle argent devrait être servi au auteurs des articles et leurs commentaires ?

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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C'est une belle analyse que je partage pratiquement totalement, le souci c'est que les dirigeants font souvent de belles constatation mais sont plus rarement capables d'anticiper les problèmes. Et c'est pourtant le besoin de nos sociétés aujourd'hui ...

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