"En Côte d'Ivoire, la crise a fait émerger une nouvelle génération de militants très politisés et violents"

Richard Banégas, politologue à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, directeur de la revue Politique africaine, décrypte pour La Tribune le rôle des militaires, le clivage sur la citoyenneté entre Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo, le poids de la corruption, la situation de l'économie ivoirienne et le rôle de la France.

Pour Alassane Ouattara quel sera le premier défi s'il parvient au pouvoir ?

Si Alassane Ouattara accède au pouvoir, ce qui n'est pas encore acquis, cela restera avant tout une victoire militaire sur le camp de Laurent Gbagbo, même si, à l'origine, il s'agissait d'une victoire dans les urnes, lors de l'élection présidentielle de novembre dernier. Car ce sont finalement les armes qui auront eu raison du camp Gbagbo. Donc pour Ouattara, le premier défi sera désormais de gouverner la Côte d'Ivoire sans devoir trop aux militaires qui, au bout du compte, l'ont fait roi. Depuis le premier putsch, dans l'ère de l'après Houphouët-Boigny, celui de décembre 1999 du général Robert Gueï, ce sont en définitive les militaires qui sont les faiseurs de rois en Côte d'Ivoire. Les événements actuels prolongent cette tendance à la militarisation du jeu politique.

L'armée créée par le camp Ouattara, les FRCI, elle-même est très hétérogène : elle regroupe les rebelles qui ont pillé le Nord du pays durant huit an s(les fameux "com zones", commandants de secteur des Forces nouvelles), des militaires ralliés tôt à Ouattara et ceux qui l'ont rejoint à la dernière heure. En fait les forces armées, tout comme l'administration d'ailleurs, sont tout autant divisées que la société ivoirienne. On voit déjà poindre des tensions entre les forces venues du Nord et celles qui contrôlent le quartier d'Abidjan, Abobo, sous la direction du commandant "IB".

Enfin, le nouveau pouvoir devra aussi composer avec toute la galaxie "patriotique", celle menée par Charles Blé Goudé et ses Jeunes Patriotes, soutien fort de Laurent Gbagbo. Ces milices sont très armées et fonctionnent de façon assez autonomes. Ouattara a pour lui d'avoir quand même été élu par les Ivoiriens, il a une légitimité interne. Il a aussi su nouer des alliances politiques importantes comme celle avec Henri Konan Bédié, dirigeant l'ancienne formation d'Houphouët-Boigny, le PDCI, plus enraciné dans les zones rurales du pays. Reste à savoir si cela sera suffisant pour compenser l'influence des militaires.

Au-delà de ces rapports avec les groupes armés, que devra faire Alassane Ouattara pour "relancer" le pays ?

Il lui faudra pacifier le pays qui, depuis septembre 2002, est divisé entre deux conceptions radicalement opposées de l'appartenance nationale : l'une cosmopolite et héritée du modèle économique d'ouverture choisi par Houphouët-Boigny à savoir l'exploitation des rentes agricoles comme le cacao faisant venir beaucoup de main d'ouvre immigrée. L'autre pôle se fonde sur une conception "nativiste" de la citoyenneté ivoirienne, faisant de l'autochtonie le critère premier de l'appartenance nationale, "l'ivoirité". Le conflit politique entre ces deux approches n'a jamais vraiment été réglé malgré les différents accords de paix entre ces acteurs ivoiriens d'Accra (juillet 2004) à Marcoussis (janvier 2003) en passant par Ouagadougou (mars 2007). Le processus électoral de l'automne dernier aurait pu aider à résoudre ce conflit par la délivrance des pièces d'identité, mais cela n'a pas été le cas. Ce clivage va inexorablement ressurgir et il s'agira donc pour Ouattara et ses alliés de faire émerger les conditions du vivre-ensemble peut-être à travers une conférence nationale de réconciliation, ou l'élection d'une assemblée constituante.

Il y aussi un défi social avec les jeunes ?

En effet, comme pour tous les pays d'Afrique sub-saharienne, l'enjeu générationnel est très fort. La crise de l'économie de rente fondée sur le cacao a mis aussi à bas le modèle d'intégration sociale qui permettait d'intégrer, notamment dans l'administration, les jeunes diplômés. Ces dernières années, les associations de jeunes sont montées en puissance en Côte-d'Ivoire, en particulier la Fesci (Fédération estudiantine et scolaire de Côte-d'Ivoire). Elle est devenue progressivement une sorte de mafia, prenant le contrôle d'un certain nombre d'activités. Avec la crise, ces "fescistes" ont pris un ascendant certain dans l'administration, des secteurs économiques et l'armée, où des quotas de postes leur étaient réservés par le pouvoir de Laurent Gbagbo.

L'enjeu de ces prochaines années sera l'avenir de ces générations de militants patriotiques et rebelles qui sont eux-aussi issus de cette matrice syndicale étudiante. La crise a fait émerger sur le devant de la scène cette nouvelle génération de militants très politisés et violents. Ces jeunes réclament aujourd'hui leur part. Cette rivalité intergénérationnelle entre ces trentenaires et les sexagénaires (Gbagbo, Ouattara, Bédié) va se poursuivre, elle s'incarne déjà dans la relation entre Guillaume Soro, le Premier Ministre âgé de 38ans et chef des rebelles du Nord, issu de la Fesci, et Alassane Ouattara, son aîné de trente ans.

Le tissu économique ivoirien peut-il repartir ?

Les grands groupes, étrangers et locaux, feront du business avec le nouveau pouvoir comme ils l'ont toujours fait. La machine économique repartira, malgré l'insécurité grandissante. Mais c'est une autre question de savoir si la Côte d'Ivoire pourra un jour retrouver son ancien rôle central en Afrique de l'Ouest, comme jusque dans les années 1990, par exemple, quand le port d'Abidjan était aussi actif que celui de Rotterdam... La Côte-d'Ivoire était le poumon de l'Afrique de l'Ouest et le corridor ivoirien, permettant de relier l'arrière-pays enclavé à l'océan, était crucial pour toute l'économie de la sous-région.

Or depuis dix ans au moins, les pays voisins de l'hinterland se sont réorganisés, misant plus sur les ports de Lomé (Togo) ou de Tema (Ghana) voisins par exemple. C'est le cas notamment de beaucoup de commerçants libanais qui ont trouvé ainsi des alternatives au "corridor ivoirien". Et puis il s'agit aussi de la place plus générale de la Côte d'Ivoire dans cette sous-région. L'Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), regroupant huit pays (Bénin, Burkina, Côte d'Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo) avait été conçue et structurée autour de la Côte-d'Ivoire, tout comme la zone franc...

Dans cette nouvelle phase il faudrait aussi une nouvelle gouvernance prenant ses distances de la corruption...

Déjà à l'époque d'Houphouët-Boigny la corruption était gigantesque, elle est désormais devenue structurelle, notamment avec la période de conflit militaire. La prédation organisée, des systèmes mafieux ont noyauté l'Etat. Ce sera long pour en sortir. Il y aura sans doute des procès pour juger des proches de Gbagbo comme ce dernier en avaient d'ailleurs fait avec ses opposants. Mais cela suffira-t-il pour mettre en place une nouvelle administration ? En fait le nouveau pouvoir achètera probablement beaucoup de monde. "La paix est au bout du chéquier" comme on dit. La corruption devrait donc a priori croître et non se réduire.

Quel rôle jouera la France ?

La France a toujours été présente, elle ne peut être seulement observatrice. Jusque dans les années 1990 ce sont des Français qui géraient la Côte d'Ivoire, dans les ministères, à la présidence de la république. Et des firmes françaises ont longtemps dominé l'économie ivoirienne. Cette vieille relation ne va pas s'effacer d'un coup. La Côte d'Ivoire s'est toutefois largement émancipée de ce tête-à-tête colonial. Laurent Gbagbo a ainsi fait le choix d'une politique économique d'ouverture à tout-va durant dix ans, faisant sortir la Côte d'Ivoire du face-à-face avec la France en la confrontant avec d'autres partenaires, jouant la carte de l'économie globalisée.

La politique française en Côte d'Ivoire a souvent fait figure de laboratoire des interventions françaises en Afrique, de la "ni ingérence, ni indifférence" prônée par Lionel Jospin face au putsch de 1999 à l'envoi de troupes (Opération Licorne) par Jacques Chirac en 2002 puis le relatif retrait après la crise entre les deux pays de novembre2004. Quoi qu'il arrive désormais, il est sûr que les relations entre la France et la Côte d'Ivoire ne seront plus jamais comme avant.

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