Comment Laurent Fabius étend son empire

Le ministre des Affaires étrangères sait accroître son champ d'action, au détriment de Bercy. par Pierre-Yves Cossé, ancien commissaire au Plan.
Pierre-Yves Cossé

La dernière partie de ma vie professionnelle a été pour une large part consacrée à l'assistance technique des administrations économiques et financières au profit de pays en développement. D'abord président d'ADETEF, j'ai continué à siéger au conseil d'administration sous deux autres présidences.

Siéger pendant 18 ans d'affilée dans un conseil est une performance pour le secteur public. La pratique est que vous disparaissez après avoir exercé votre mandat. Néanmoins, j'ai été renouvelé plusieurs fois à la demande de mes successeurs, étiquetés à droite ou à gauche, qui jugeaient ma présence utile, sans l'avoir  demandé. Ils me l'ont écrit, notamment la présidente actuelle.

Mon apport principal, la mémoire, est un élément rare dans un organisme public, où  la rotation des responsables est rapide, le cas aberrant étant celui de la direction du Trésor, administration de tutelle. Tous les neuf mois, apparait un énarque jeune, souvent brillant, qui disparait après quelques conseils avant d'être remplacé. Mon autre apport est une bonne dose d'indépendance et d'insolence, de quelqu'un qui n'a plus de comptes à rendre à personne mais qui cherche à comprendre et à améliorer. Enfin, ma vision est horizontale, contrairement à la majorité des administrateurs qui sont là pour défendre « leur direction ».

L'association que j'ai connue en 1996 a connu une  mutation : statut, taille (de moins de dix personnes à plus de cent), financements (des ressources propres ont remplacé les subventions publiques dans une proportion des deux tiers). J'ai déjà expliqué les raisons de cette croissance réussie.  Elle est davantage liée au développement d'un marché de l'assistance technique administrative qu'aux talents des président successifs, qui ont su exploiter les opportunités.

Laurent Fabius, le ministre le plus vorace

Je pensais terminer normalement mon mandat en 2015. Ce ne sera pas le cas. A partir du premier janvier 2015, il n'y aura plus de conseil ni même d'ADETEF. Ce groupement public aura été intégré dans un nouvel établissement public, l'agence française d'expertise technique internationale (AFETI) qui regroupera six organismes déjà existants, dont ADETEF.

Il est rare qu'une réforme administrative  se fasse avec autant de rapidité et si peu de débat...

Laurent Fabius est, de loin, le ministre le plus expérimenté et le plus vorace du gouvernement. Il étend progressivement son empire et gagne sans coup férir les arbitrages interministériels. Lors de la constitution du gouvernement Valls, il est devenu ministre du Développement international, il dispose pour ce faire de la direction du Trésor et lui est rattaché le secrétariat d'État au Commerce extérieur. Dans la rivalité traditionnelle avec Bercy, le ministre des Affaires étrangères a remporté une victoire d'importance.

Désorganisation de la direction du Trésor

Est- ce pour autant un progrès substantiel ? Difficile à trancher. A court terme, les inconvénients sont évidents : désorganisation de la direction du Trésor qui a un caractère stratégique pour Bercy, faible capacité du Quai à stimuler des politiques à fort degré de technicité, intérêt très variable du corps diplomatique pour la chose économique. A plus long terme, la situation peut être meilleure, à condition qu'une mutation culturelle se produise au Quai d'Orsay. A moins que la réforme ne résiste pas à un changement de gouvernement, le nombre des ministères comme leurs attributions changeant à chaque nouveau gouvernement ; c'est une aberration : voit-on les entreprises changer d'organigramme à chaque changement de leur président ?

L'arme inattendue du ministre des affaires étrangères

Cette extension des attributions n'impliquait pas a priori une modification des structures et des compétences dans le domaine de la coopération technique. C'était sans compter sur l'habileté et l'obstination de notre ministre des Affaires étrangères. Sa nouvelle offensive s'amorce par une « évaluation » dans le cadre de la politique de modernisation de l'action publique (MAP) ; l'objectif annoncé est  la recherche d'économies budgétaires en mettant fin à l'éclatement actuel, et l'évaluateur en chef est Pervenche Bérés, fabiusienne historique, parlementaire européenne active fort occupée par la campagne des élections européennes. Les travaux ne montrèrent pas que la fusion était le seul moyen de réaliser des économies budgétaires et que d'autres modes de rapprochement étaient possibles.

La commission n'eut pas le temps de conclure ses travaux, Laurent Fabius utilisant avec succès une arme inattendue, l'amendement législatif, qui se substitua à la commission.

Un projet de loi « d'orientation  et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale de la France » était en discussion au Sénat. Peu de personnes s'intéressaient à ce projet et encore moins remarquèrent l'adoption à la sauvette d'un amendement présenté par un sénateur socialiste ami, Jacques Berthou, qui créait une nouvelle agence, l'AFETI, et supprimait six organismes existants. Les ministères concernés, dont Bercy, objectèrent que la réforme n'aboutirait pas à l'opérateur unique recherché, puisque ni l'agriculture, ni la justice, ni l'intérieur n'étaient concernés au moins en 2015, et que le délai fixé pour la mise en place - six mois - était beaucoup trop court. Matignon ne tenta pas de peser sur la Commission Mixte Paritaire et le texte fut publié en juillet.

Un des vieux rêves du Quai se réalise

Un délégué interministériel, originaire de Bercy,  se mit au travail et il est probable qu'au moins sur le papier l'agence existera au premier janvier 2015, même si elle ne sera véritablement opérationnelle qu'au cours de l'année 2015. Laurent Fabius se prépare à nommer un de ses proches directeur de l'Agence. Un des vieux rêves du Quai  sera réalisé : contrôler la coopération technique des Finances. En 2000, il n'avait pu bloquer la création du groupement d'intérêt public ADETEF, que j'étais parvenu à faire adopter, avec l'aide de... Laurent Fabius, alors ministre de l'Economie des Finances et de son secrétaire général. L'affaiblissement de Bercy est impressionnant. Après une longue hégémonie, le balancier est reparti dans l'autre sens. D'une certaine manière, les Finances paient pour leur impérialisme d'antan et pour l'insolence des fonctionnaires de la direction du Trésor à l'égard de leurs collègues du Quai chargés de la coopération, voire du secrétaire d'État rattaché au ministère des Affaires étrangères.

Difficile à évaluer du point de vue de l'intérêt général

Du point de vue l'intérêt général, l'opération est plus difficile à évaluer. A court terme, les inconvénients, liés notamment à la précipitation, sont évidents : coûts non seulement de la fusion mais du passage à la formule de l'établissement public et commercial (rémunérations du personnel), départs des éléments les meilleurs désorientés par le changement des équipes dirigeantes, pertes de marchés (un temps substantiel en 2015 étant accaparé par la fusion). A plus longue échéance, la question est ouverte . Le nouvel organisme aura t-il la souplesse nécessaire pour prendre en charge des activités relevant de métiers différents. Les fiscalistes, les douaniers, les comptables se sentiront-ils à l'aise dans cette nouvelle structure ?

Si ce n'est pas le cas, ils s'abstiendront car l'activité de coopération ne fait pas partie de leurs obligations, c'est une tâche facultative. Et la coopération se rétrécira. Une  agence qui  saurait faire coexister des modes différents d'intervention, faire travailler ensemble « financiers et sociaux » et métisser les cultures représenterait un progrès certain. Elle pourrait développer des approches transversales, complexifier ses produits et mieux répondre à la demande.

 L'incapacité à débattre dans la transparence

Pour l'instant, on fera  un constat désabusé sur nos méthodes de réforme : incapacité à débattre dans la transparence, à évaluer les coûts et à déterminer des objectifs de long terme. La référence implicite était  le dispositif allemand unifié. Seule différence : l'Allemagne y consacre 600 millions et nous moins de dix millions, et cela va diminuer.

Peut être que cette confusion et précipitation initiale aboutiront à un succès.

Michel Rocard distingue trois sortes de réformes : les réformes annoncées qui ne se feront jamais (comme la réforme constitutionnelle préparée par le président de l'Assemblée nationale), les réformes qui n'en sont pas (comme la réforme régionale au stade actuel) et les réformes réelles dissimulées dont personne ne parle. La réforme de l'assistance technique administrative appartient-elle à cette troisième catégorie ?

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Commentaires 3
à écrit le 08/12/2014 à 23:59
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M. Cossé, l'ai lu votre tribune, votre plaidoyer et je pense avoir compris les risques que vous mentionnez. Mais, pour une fois que des simplifications d'organismes aux missions et noms barbares (cf déclin de l'empire américain) ont enfin lieu, mon c...

à écrit le 08/12/2014 à 19:34
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Mr Fabius, si vous me lisez... voici une suggestion qui accroitrait le rôle des Affaires étrangères : que les titres de séjours ne soient plus délivrés en Prefecture, mais exclusivement dans les consulats et ambassades... fin de l'excuse " je suis en...

à écrit le 08/12/2014 à 18:04
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un grand colon !

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