Priscille Deborah, le Progrès majuscule

Elle est la « première femme bionique française » depuis qu’une prothèse connectée à son cerveau dicte les gestes à son bras droit en carbone : de cette expérience unique, Priscille Deborah tire d’importants et universels enseignements sur le Progrès avec une majuscule. Mais un Progrès au service, et nullement déclencheur, de son chemin « intérieur » ou résilient, lequel confère à cette artiste-peintre d’être « plus heureuse » qu’avant le drame qui lui coûta trois de ses quatre membres. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°7 Décembre 2021)
(Crédits : Lou Sarda)

Elle est rayonnante. Solaire. Son enthousiasme irradie et sa foi en l'existence est contagieuse. Difficile d'imaginer que seize ans plus tôt une profonde dépression l'avait précipitée sur les rails d'un métro, la privant ensuite de ses jambes et de son bras droit. À 47 ans, Priscille Deborah, artiste-peintre et mère de deux adolescentes, est un exemple. À plusieurs titres : de résilience bien sûr, mais aussi de progrès. Ce Progrès, coiffé d'une majuscule, a la forme d'un bras bionique, fruit d'une longue maturation et d'une prouesse technologique et chirurgicale. Tout débute en 2013, lorsque Priscille éprouve les premières douleurs et pertes de sensibilité provoquées par l'ultra-sollicitation de son bras gauche. « J'ai eu peur », confie-t-elle. Peur de perdre la dextérité du seul et ultime membre auquel elle articule sa volonté farouche d'autonomie. Suivent cinq années de longue maturation, d'abord pour appréhender les conditions et les contraintes de son projet, puis pour réunir les 160 000 euros nécessaires - apportés en partie lors d'une « formidable course solidaire » réunissant 1 800 coureurs dans sa ville d'Albi -, enfin pour constituer l'équipe pluridisciplinaire médicale et scientifique, franco-autrichienne, chargée de faire d'elle la « première femme bionique en France ». En novembre 2018, à l'issue de cinq heures d'intervention effectuées à la clinique Jules Verne de Nantes, les nerfs sectionnés lors de son drame sont « récupérés » et reconnectés aux muscles, cinq capteurs disposés dans une prothèse relient les doigts de carbone aux ordres du cerveau. Deux années de (ré)éducation sont alors nécessaires pour revitaliser les connexions neuronales, et c'est seulement en 2020 que la prothèse est définitivement accrochée à son épaule. Depuis ?

Épargner ses dents

D'abord, elle peut soulager les autres parties de son corps qu'elle exploitait sans limite. Notamment « les dents », sollicitées pour tenir les objets manipulés par son bras, ou même « les aisselles, sous lesquelles je bloquais ma baguette de pain en sortant de la boulangerie » s'amuse-t-elle. Désormais, c'est avec les doigts de sa main droite conduits par son cerveau qu'elle ouvre un tube de dentifrice, déverrouille un pot de confiture, glisse une lettre dans l'enveloppe, ou se maquille. Ensuite, elle acte que l'artiste-peintre n'exaucera pas le fantasme d'un bras droit « retrouvé » éclaboussant la toile d'une agilité soudaine et magique. « Au fil des ans et de mon travail de résilience, mon bras gauche est devenu mon bras droit », le cerveau a accompli les transferts nécessaires, et « jamais » cette prothèse ne se substituera à la spontanéité, à la précision de son bras naturel qui met « parfaitement » en œuvre ce que son émotion, son exigence artistique et son inspiration lui dictent. Simplement peut-elle, là aussi, épargner sa mâchoire autrefois sollicitée pour l'ouverture des tubes de peinture.

Première de cordée

Tout autant que l'amélioration au quotidien de son autonomie, elle retire de cette expérience scientifique un gain qui la dépasse, une satisfaction altruiste et quelque enseignement universel qui questionnent et honorent le Progrès. Ce qui au début était une « histoire personnelle » s'est mû en croisade, au fur et à mesure qu'une immense chaîne de solidarité mais plus encore d'attention populaire s'est formée et propagée via les médias et les réseaux sociaux. « Et cela dès la conférence de presse la veille de l'intervention ». Elle prend alors conscience qu'elle est devenue « première de cordée », qu'elle ouvre la voie d'un progrès aussi technologique qu'humain, ou plus précisément un progrès technologique tout entier au service du progrès humain. Sans doute d'ailleurs l'engouement « considérable » est-il proportionnel à la raréfaction de ce type de progrès, depuis longtemps disqualifié par l'hégémonie d'innovations dépossédées de sens et désindexées du - voire contraire au - progrès civilisationnel. « Oui, je saisissais que j'ouvrais la voie d'un progrès accessible à d'autres personnes souffrant du même handicap. »

« Je suis si heureuse »

Et ce Progrès, Priscille Deborah l'a disséqué à la faveur de son itinéraire « intérieur ». Son chemin résilient, son parcours de reconstruction, elle les avait ensemencés dès le lendemain de son drame, certes de manière nécessairement erratique, mais selon une détermination inébranlable. Cette formidable innovation technologique n'est donc pas un point de départ, un acte de (re)construction, mais une balise supplémentaire - et bien sûr cardinale - sur ce chemin de résilience défriché il y a seize ans. Une balise supplémentaire qui vient « simplement » consolider une trajectoire initiée à l'âge de huit ans, un dessein sans cesse contrarié par les aléas de la vie et entravé par des pressions familiales volontiers culpabilisatrices, une vocation qui depuis sa tentative de suicide s'est révélée à elle dans des proportions de « bonheur » insoupçonnables : artiste-peintre. « Je suis si heureuse d'être à ma place, si heureuse de réaliser mes aspirations et de m'accomplir, si heureuse que mon âme fasse jaillir sur la toile le geste et la couleur. Oui si heureuse ». Et « plus heureuse aujourd'hui qu'avant ». Les lecteurs de Une vie à inventer (Albin Michel, 2021) en tireront un formidable témoignage sur la vie et le progrès.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°7 - DOIT-ON CROIRE AU PROGRES? Décembre 2021 - Découvrez sa version papier disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne.

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Commentaire 1
à écrit le 08/02/2022 à 9:11
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Super Jaimie en vraie! Chapeau l'artiste.

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