Ce roman catalan du XVe siècle centré sur les tribulations d'un chevalier breton très preux et moyennement exemplaire mettait Cervantès en émoi: c'est que Tirant est aux antipodes des délirantes chansons de geste dont la lecture a rendu son Don Quichotte cinglé, où les héros passent sept ans nus sur des rochers par amour pour leur belle ! Tirant n'est pas pour autant une chronique historique: l'histoire commence dans l'Angleterre attaquée par les Maures et on y libère Constantinople de la menace turque !
Mais plus de cinq cents ans après sa rédaction, son mélange d'inventivité revancharde et de réalisme benoît stupéfie encore. Oyez comment Tirant exauce un chevalier idéaliste qui préfère la mort au déshonneur d'une défaite (« Il tira sa dague, en plaça la pointe sur l'œil de son adversaire, et de l'autre main il frappa un grand coup sur le pommeau »). Ou comment le comte de Warwick se déguisa en ermite pour faire à sa femme éplorée le coup du retour d'Ulysse. Découvrez les merveilles d'une fête royale avec faux château et vraies catapultes tirant de faux boulets. Et que dire de cette scène où Tirant, armé de sa « lance amoureuse », s'attaque au « port de la licite pudeur » de sa princesse pas encore épousée? Nous sommes loin de l'amour courtois - plutôt dans un Moyen Âge tardif, toujours attaché aux valeurs chevaleresques mais les interrogeant à l'aune des contingences du monde et des désirs de la chair. Martorell, le hobereau-aventurier qui écrivit cette perle, semble avoir vécu intimement cette tension. Son génie est d'avoir su la restituer à travers mille péripéties endiablées, dans un style d'une telle clarté qu'il se lit encore sans le moindre effort.
Tirant le Blanc, de Joanot
Martorell, traduit du catalan par
Jean-Marie Barberà, Anacharsis,
1024 pages, 35 euros.
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