Le Bocuse nouveau est arrivé

Ébranlés par la perte de leur troisième étoile, les successeurs de « Monsieur Paul » modernisent la carte. Ils nous ont reçus en exclusivité dans leur établissement.
De gauche à droite, Olivier Couvin, chef de cuisine, Benoît Charvet, chef pâtissier, et Gilles Reinhardt, chef exécutif de l’Auberge du Pont de Collonges.
De gauche à droite, Olivier Couvin, chef de cuisine, Benoît Charvet, chef pâtissier, et Gilles Reinhardt, chef exécutif de l’Auberge du Pont de Collonges. (Crédits : latribune.fr)

Un vent de panique a récemment retourné les estomacs des gastronomes lyonnais. La rumeur était telle que les habitués de l'Auberge du Pont de Collonges, le restaurant mondialement reconnu de feu Paul Bocuse, se sont décidés à décrocher leur téléphone pour en avoir le cœur net. Chaque jour, la même question au bout du fil :

« Est-ce qu'elle est toujours à la carte ? »

Le couperet tombait : la célèbre soupe aux truffes dite « VGE », inventée par le chef un soir de 1975 à l'Élysée pour le président Valéry Giscard d'Estaing, ne serait plus servie qu'en hiver, pendant la pleine saison du diamant noir. « Tout simplement parce qu'il est meilleur ainsi », explique le personnel du restaurant aux habitués contrariés.

Chez Bocuse comme chez les jeunes chefs engagés dans une cuisine « durable », c'est la saison qui, désormais, dicte le tempo de la carte et non plus le chef.

Entrer dans son époque

Les gardiens du temple ne sont pas au bout de leurs émotions. Depuis quelques mois et avec toute la discrétion nécessaire aux révolutions en profondeur, l'illustre établissement a commencé sa mue. Après la perte retentissante de la troisième étoile Michelin en 2020, conservée par « Monsieur Paul » pendant cinquante-cinq ans, et les critiques acerbes pointant une cuisine « figée » dans le passé, le risque était de voir cette légendaire maison péricliter. Le restaurant au « B » doré devait (enfin) entrer dans son époque, dépoussiérer sa carte, rénover ses murs. Autant dire un tremblement de terre...

Comment oser s'attaquer à ce monument de la gastronomie française ? Comment changer d'un millimètre le travail de celui qui a fait sortir les chefs de derrière leurs fourneaux, inventé des plats iconiques, créé les Bocuse d'or et a été désigné « cuisinier du siècle » en 1989 par le guide Gault & Millau ? Il faut aussi oser s'affranchir d'un chef qui régnait sur sa maison en maître, présent dans chaque pièce par ses portraits accrochés sur les murs, ses initiales incrustées dans chaque couvert et sa voix dans l'oreille de chacun de ses employés, auxquels il offrait toujours sa « bible », l'Escoffier.

Trois hommes se sont résolus à toucher à la légende la main tremblante : Vincent Le Roux, le directeur, également gendre de Françoise Bocuse, la fille de Monsieur Paul, et les deux chefs de cuisine, Gilles Reinhardt et Olivier Couvin.

« Au départ, nous pensions que nous n'avions aucun droit d'y toucher ; il a fallu que nous nous l'autorisions petit à petit », se rappelle Vincent Le Roux.

Paul Bocuse était conscient qu'il fallait faire évoluer sa maison, mais ses instructions étaient de... « changer sans rien changer ».

« Nous devions inventer une tradition en mouvement, préserver l'âme de la maison de Monsieur et Madame tout en nous en éloignant, pour qu'elle vive, ajoute Olivier Couvin. C'est la fermeture obligatoire due au Covid qui nous a décidés à écrire ce nouveau chapitre. »

Un travail d'équilibriste a commencé. L'Auberge, loin d'être devenue l'apôtre d'une cuisine fusion ou moléculaire, allie respect de la tradition et nouveaux plats « d'inspiration bocusienne » : la sole Fernand Point est présente à l'année, la volaille de Bresse et crème de morilles est parfaite dans sa cuisson et dans sa découpe virtuose en salle... Bref, Escoffier est toujours en majesté, mais il est escorté de plats végétariens inédits et les recettes ont été allégées, tant au niveau visuel que d'un point de vue calorique.

« Il y aura toujours du beurre, indique Gilles Reinhardt. Monsieur Paul aimait les choses assez fortes, qui attaquent les papilles ; nous avons donc décidé d'un repas plus harmonieux, car aujourd'hui les gens ne peuvent plus commencer en entrée par un foie gras chaud et une soupe aux truffes... Après, ils n'en peuvent déjà plus ! »

Autre changement de taille : un joli travail sur les acidités et les amertumes, ainsi que la création de toute une brigade de boulangerie et de pâtisserie maison, au levain. L'ensemble s'accorde avec des plats qu'on aurait cru imaginés par Bocuse lui-même, tant les deux cuisiniers ont pris le pli de travailler comme si le chef était derrière leur épaule, à guider leurs gestes.

Pêche raisonnée et cuisine au feu de bois

C'est le cas de l'entrée de croissant au foie gras et citron noir, étonnamment aérienne, mais aussi des jambonnettes de cuisses de grenouille d'origine française, petits bonbons de délicatesse accompagnés d'une fine couche de carpe fumée, aillée et persillée, un poisson moins « noble » que chérissait Bocuse. On trouve aussi une soupe de rouget petit bateau qui plébiscite la pêche raisonnée ou ce nouveau T-bone de veau grillé au barbecue, puisque les deux compères ont aussi décidé d'introduire la cuisine au feu de bois.

« Après chaque création de recette, on se dit "ce plat, il l'aurait aimé" ou "celui-là, moins !" », rient-ils, conscients d'être attendus au tournant par chaque client.

Même l'éternel chariot à desserts, partie prenante de l'identité du lieu, a été allégé par Benoît Charvet, le nouveau pâtissier, avec des pièces plus petites : tarte tatin, île flottante, forêt-noire...

L'établissement aussi a été repensé, par l'architecte Alain Vavro. Si la façade rouge et vert, qui suscita le scandale en 1986, sera rénovée à l'identique pour le centenaire de la maison en 2024, la décoration a été modernisée sans (trop) trahir son auteur. Les murs ont été repeints sobrement, les portraits du maître sont plus rares et son faux écusson en pierre, dans la salle - « d'un terrible mauvais goût », selon l'architecte -, a été dissimulé sous une toile. Les clients ont compris la nécessité du changement. Désormais, quand ils prennent leur téléphone, c'est pour demander :

« Les jambonnettes de grenouille figurent-elles bien au menu du jour ? »

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Commentaire 1
à écrit le 08/10/2023 à 9:16
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Bon ça va les gars, deux étoiles on doit quand même super bien y manger et si ensuite il n'y a pas un serveur derrière chaque client est-ce grave ? Pour ma part je préfère, tout ces gens qui me demandent si j'ai besoin d'un truc auraient plutôt tenda...

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