« Matzneff agissait comme un vampire » (Jean-Paul Rouve, Kim Higelin)

Jean-Paul Rouve et Kim Higelin endossent des rôles glaçants dans « Le Consentement », l’adaptation du livre de Vanessa Springora qui raconte l’emprise de l’écrivain sur une adolescente.
(Crédits : DR)

LA TRIBUNE- Aviez-vous lu le livre de Vanessa Springora avant le tournage du film ?

JEAN-PAUL ROUVE - Je l'ai lu dès sa sortie. Le scénario est fidèle au livre, il explique bien le mécanisme de l'emprise. Je ne connaissais de Gabriel Matzneff que ses passages télé et ses livres, où il n'y a que son point de vue à lui ; alors, quand j'ai rencontré Vanessa Springora, j'ai voulu savoir comment il était dans la vie quotidienne. J'ai vite compris qu'il était le même que dans ses livres, comme si son personnage l'avait bouffé. Il agissait comme un vampire qui nourrissait ses écrits grâce à ses histoires avec des jeunes filles.

KIM HIGELIN - Moi, je l'ai lu et relu avant de passer le casting... J'ai été bouleversée. Comme j'allais l'incarner à l'écran, il y avait une pudeur entre Vanessa Springora et moi. C'est impressionnant de rencontrer quelqu'un dont on s'apprête à interpréter la vie. Elle a mis des années à écrire ce livre, à poser les mots sur ce qu'elle a vécu. Je ne l'ai jamais interrogée, car elle s'était assez dévoilée pour que j'aie toutes les clés pour construire un personnage.

Comment avez-vous préparé ces rôles, qui sont très physiques pour tous les deux ?

J.-P.R.: Ma prof de théâtre au cours Florent, Isabelle Nanty, disait toujours de ne pas mettre la charrue avant les bœufs : il fallait d'abord être juste, faire un travail intérieur, d'incarnation, et ensuite s'occuper de la forme. Mais pour Matzneff, la forme est très importante car il fait très attention à lui physiquement. Dans son journal, il parle toujours de son rapport au poids, au bronzage, il adore nager à la piscine, faire des manucures... Donc j'ai fait tout cela ! C'était loin de moi mais passionnant à construire.

K.H. : Ce rôle est une grande chance. Il m'a demandé beaucoup de préparation physique et psychologique. Il fallait que je retrouve l'innocence des enfants de 13 ans, sans la joie qui va avec. J'ai changé mon regard et même ma voix : face à un Matzneff aussi littéraire, qui l'accable de mots savants alors qu'elle vénère les écrivains, Vanessa devait être au même niveau de langage. Avec lui, elle modifie son langage et sa diction, tandis qu'avec sa mère ses mots sont plus bruts et elle laisse éclater ses pulsions.

« Ce n'est pas parce qu'un type comme Matzneff ne serait plus invité à la télévision aujourd'hui qu'il y a moins d'inceste en France »

Jean-Paul Rouve

Le film, comme le livre, n'élude pas les scènes intimes entre Gabriel Matzneff et Vanessa Springora. Certaines séquences ont-elles été difficiles à tourner ?

J.-P.R. : Nous savions que nous étions filmés avec beaucoup d'humanité. Vanessa Filho nous a expliqué de manière concrète comment elle allait tourner, plan par plan. La scène la plus dure à tourner pour moi a été celle où il part en bus avec une adolescente. Kim a 22 ans, c'est une jeune femme, mais là je tournais avec une vraie gamine de 13 ans : dans le bus, quand Vanessa Filho m'a dit de mettre la main sur sa joue... C'était horrible. Il y a une autre scène, un dîner à trois, autour du gigot haricots verts... Matzneff est le « fiancé » de Vanessa mais il est attablé entre elle et sa mère, comme s'il était son père. Cette scène est folle et passionnante à tourner car elle est pleine de non-dits.

K.H. : Oui, les scènes les plus difficiles à tourner étaient celles de la vie quotidienne. Après la prise au jardin du Luxembourg où nous devions juste marcher main dans la main, nous étions très mal à l'aise... C'est très difficile d'arriver sur un plateau pour raconter une histoire qui vous révolte viscéralement. Donc j'ai travaillé à écarter mes valeurs et mon jugement personnel pour pouvoir vivre ce qu'elle vit scène par scène et retracer son cheminement, car cette histoire démarre malgré tout par ce qu'elle croit être une histoire d'amour... Soudainement, elle existe dans son regard. Elle veut être une femme alors qu'elle n'est qu'une enfant. Et pour cause : sa mère l'emmène à toutes ses soirées, au milieu des adultes...

Le film montre bien la tolérance de la société envers la pédophilie affichée...

J.-P.R. : Oui, c'est aussi ça, l'histoire, une amoureuse de 13 ans prise dans le piège d'un prédateur qui s'attaquait toujours aux mêmes proies : des jeunes filles au père absent et à l'entourage défaillant. Il venait remplir un vide. Dans ses livres, très orientés, il se donne le beau rôle, c'est pathétique et risible. Ses journaux sont abjects car il y raconte dans le détail ses exploits sexuels avec elles, c'est fou que ça ait été publié... Des gens aimaient ce côté sulfureux. Mais cette époque n'est pas si lointaine : Matzneff a eu le prix Renaudot en 2013. C'est comme si c'était aujourd'hui.

K.H. : Vanessa Springora n'a pourtant jamais de jugement manichéen. Elle est juste dans ses mots, elle raconte presque factuellement ce qui s'est passé, et sa capacité à se remettre dans cette période-là est fascinante.

J.-P.R. : Ce livre est implacable, c'est pour cela qu'il a dépassé les frontières. Elle a réussi à faire de son histoire personnelle une démonstration générale du mécanisme de l'emprise. Normal que cela ait bousculé la société.

K.H. : Elle a fait bouger toutes les lignes. Depuis, le mot « consentement » a enfin pris toute sa signification.

Depuis MeToo, les livres de Vanessa Springora et de Camille Kouchner ou le documentaire-confession d'Emmanuelle Béart sur l'inceste, la parole se libère. Espérez-vous que le film aura une portée plus large que cinématographique ?

J.-P.R. : Ce n'est pas parce qu'un type comme Matzneff ne serait plus invité à la télévision aujourd'hui qu'il y a moins d'inceste en France. C'est pour cela que le livre est utile, tout comme la pièce de théâtre adaptée du Consentement interprétée par Ludivine Sagnier. Et bien sûr ce film, qui est le vecteur le plus populaire pour le grand public : peut-être que des gamines vont voir la pièce et le film et ainsi éviter le pire. Si ces œuvres peuvent éviter que des cas se reproduisent... À l'avant-première, une personne que je connais depuis vingt-cinq ans m'a dit: « Ne m'en veux pas si je pars avant la fin... j'ai subi ça quand j'étais enfant. » C'était un choc.

K.H.: La précision du film permet de s'identifier et d'être dans l'empathie. Lors de l'avant-première, deux femmes m'ont dit : « En tant que victimes, merci. » Deux ados de 14 et 16 ans m'ont assuré qu'elles allaient se souvenir du film toute leur vie parce qu'elles sont à l'âge où elles découvrent les garçons et la séduction. Elles m'ont dit que maintenant elles savaient. Le film ne les a pas traumatisées, il a fait office de prévention. C'était notre intime désir que le film ait une utilité plus large dans la société, au-delà du cinéma.

Pour vous, Jean-Paul Rouve, jouer Jeff Tuche est-il aussi complexe que de jouer Gabriel Matzneff?

J.-P.R. : J'adore ce grand écart-là. Mais avec Matzneff, c'est la seule fois où j'ai joué un personnage où je ne pouvais me référer à rien. Ce personnage a encore plein de zones d'ombre. Je ne sais pas s'il calcule ce qu'il fait quand il choisit une proie ou si c'est quelque chose qu'il a en lui. Est-ce qu'il se considère comme amoureux ou se sert-il juste de l'autre pour écrire ses livres ? La seule réaction humaine que j'ai saisie chez lui, c'est quand Vanessa le quitte et qu'il est vexé. Ce type est un baltringue, un mélange de machiavélisme et de pathétique.

Kim, ce rôle vous a-t-il fait penser au même type d'emprise qu'a pu vivre votre grand-père Jacques Higelin et qui a été raconté par Valérie Lehoux dans un livre ?

K.H. : Le livre est sorti après le tournage et je n'étais pas au courant de tout cela. Je connaissais très peu mon grand-père, et les souvenirs que j'ai de lui m'ont été racontés... Tous les témoignages que j'ai pu lire, que ce soit ce livre-là ou celui de Camille Kouchner, m'ont fait ressentir la même empathie et la même détresse. C'est un témoignage de plus qui nous montre que ces emprises sont vraiment partout aujourd'hui et qu'il faut absolument en parler.

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Commentaires 2
à écrit le 08/10/2023 à 17:52
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Pourriez vous ajouter une notation pour les films que vous chroniquez ... merci

à écrit le 08/10/2023 à 9:20
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C'est bien ça, le Spectacle est en train de mourir, la télévision agonise de trop de propagande tuant ainsi ses enfants à petit feu obligés, car ne sachant pas faire autrement pour exister, de se montrer sur encore plus de médias. Ça sent le sapin et...

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