Au lendemain de sa victoire, Emmanuel Macron sait qu'il devra faire face à des défis immenses. Et notamment celui de l'ascension spectaculaire des votes en faveur de la droite nationaliste. En 2017, le chef de l'Etat avait promis "de faire reculer les extrêmes". Cinq ans après, force est de constater qu'Emmanuel Macron est complètement passé à côté de sa promesse. La candidate du Rassemblement national (RN) Marine Le Pen a amélioré son score de huit points pour s'établir à 42% contre 58% pour Emmanuel Macron. "Le front républicain s'est affaibli mais il persiste. Il ne s'impose plus dès le soir du premier tour mais l'idée fait désormais son chemin durant l'entre-deux tours. C'est pour certains devenu un vote barrage de dernière minute, sur fond d'inquiétude", explique Erwan Lestrohan, directeur conseil chez Odoxa interrogé par La Tribune.
Conscient de ce résultat, le chef de l'Etat à peine réélu a reconnu que "nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi non pour soutenir les idées que je porte mais pour faire barrage à celles de l'extrême droite", lors de son allocution au Champ-de-Mars, dimanche soir. Il a affirmé qu'il était "aussi le président de tous", tendant la main aux électeurs de Marine Le Pen, estimant que "la colère et les désaccords qui les ont conduits à voter pour ce projet doivent aussi trouver une réponse".
Emmanuel Macron perd du terrain face à Le Pen
Certes, Emmanuel Macron a pour la deuxième fois consécutive battu Marine Le Pen en creusant l'écart durant l'entre-deux-tours mais il a, au final, perdu du terrain face à Marine Le Pen par rapport à 2017.
En 2022, le président candidat à sa réélection a obtenu 18,7 millions de voix contre 13,3 millions pour Marine Le Pen, soit un écart de 5,4 millions de voix.
En 2017, l'ancien ministre de l'Economie sous François Hollande avait recueilli 20,7 millions de voix contre 10,6 millions pour Marine Le Pen, soit 10,1 millions de bulletins d'écart. Non seulement Emmanuel Macron a perdu des voix entre 2017 et 2022, surtout le fossé s'est considérablement réduit au moment du second tour.
Il faut également rappeler que l'abstention a atteint 28% au soir du 24 avril 2022 contre 25,4% en 2017. ll s'agit du plus haut niveau d'abstention sur un second tour de présidentielle depuis 1969, année où s'étaient affrontés deux candidats de droite Georges Pompidou et Alain Poher. Le contingent des votes blancs et nuls a atteint 6,5% (environ 3 millions), soit un niveau élevé mais moins important que le score inédit de 2017 (4 millions).
Une France coupée en deux
Marine Le Pen est arrivée sur la première marche du podium dans 27 départements en France métropolitaine sur 96, soit 28% des départements. À titre de comparaison, la candidate du Front national (le changement de nom a eu lieu en 2018) en 2017 avait remporté seulement deux départements au second tour : l'Aisne et le Pas-de-Calais. En 2022, elle confirme sa première place dans ces deux départements avec plus de 57% des suffrages exprimés. Et elle étend ses bons scores à la Somme, l'Oise, les Ardennes, la Meuse, la Haute-Marne, la Haute-Saône, l'Aube, l'Yonne ou encore la Nièvre. Sans vraiment de surprise, Marine Le Pen établit de bons scores dans certains départements frappés par des décennies de désindustrialisation et du recul des forces politiques de gauche.
Plus au Sud, la perdante du second tour confirme sa place dans le Var ou le Vaucluse. Et arrive également première dans le Lot-et-Garonne et le Tarn-et-Garonne. "Il y a clairement une France coupée en deux. La France de l'Ouest, traditionnellement de droite démocrate chrétienne, est favorable à Emmanuel Macron. Le président sortant est notamment arrivé largement en tête en Bretagne, en Normandie, en Nouvelle-Aquitaine, en Occitanie et dans les Pays de la Loire. A contrario, la partie Est du pays s'est montrée plus favorable à Marine Le Pen qui dépasse même 50% des suffrages exprimés dans les Hauts-de-France et en PACA", souligne Erwan Lestrohan.
Toujours sur le plan géographique, "le clivage entre communes rurales-petites villes pour Marine Le Pen d'un côté, et métropoles-agglomération parisienne pour Emmanuel Macron de l'autre, reste également un facteur explicatif important", ajoute-t-il.
Le Pen fait des scores historiques en Outre-mer
L'autre enseignement important de ce second tour est que Marine Le Pen a été plébiscité dans les territoires d'Outre-mer. L'ancienne députée européenne est arrivée en tête avec 35 points d'avance à 67,7% contre 32,2% pour Macron. En Guadeloupe, par exemple, la candidate du RN remporte 70% des suffrages exprimés. En Martinique, 60% des électeurs ont glissé un bulletin dans l'urne en faveur de la députée du Nord. Elle a réalisé un score comparable en Guyane, à la Réunion ou encore à Mayotte.
Le directeur du Cevipof (Sciences-Po) Martial Foucault explique ce résultat par "un vote sanction très clair. Marine Le Pen a rassemblé le vote Mélenchon sur le terrain des colères sanitaire et sociale en Guadeloupe et en Martinique [...] En Guyane, il y a eu un report massif du vote Mélenchon vers Marine Le Pen sur une base sociale et de cherté de la vie", explique-t-il sur Twitter.
Dans ces territoires, Emmanuel Macron a subi une lourde défaite au profit de l'extrême droite alors que le candidat de la République en Marche avait réalisé des scores largement favorables en 2017. "Sous conditions d'une abstention élevée, ce résultat illustre bien le clivage entre l'électorat de Marine Le Pen qui a le sentiment d'être abandonné et celui d'Emmanuel Macron", ajoute Erwan Lestrohan.
Le Pen convainc des électorats traditionnellement hermétiques à l'extrême droite
Un autre enseignement de ce second tour est d'ordre sociologique. Marine Le Pen a convaincu des électorats traditionnellement hermétiques. "Son électorat de base correspond à la France fragile face à la crise et à la mondialisation, qui a vu ses conditions d'existence se détériorer [...] C'est une population en attente d'amélioration sur le plan individuel, explique Erwan Lestrohan. Et au-delà de ce socle électoral, son audience s'est considérablement élargie. En comparaison à 2017, elle a par exemple gagné des électeurs dans des segments électoraux qui lui étaient plutôt hermétiques jusqu'alors comme les cadres, les actifs, les salariés du public et du privé mais aussi une partie des retraités et des plus de 65 ans", ajoute-t-il.
Cette percée montre que la stratégie de "dediabolisation" de Marine Le Pen entamée depuis 2011 lui a permis sans conteste d'attirer des électeurs bien au-delà des catégories traditionnelles du parti de son père Jean-Marie Le Pen, défenseur d'un nationalisme radical et xénophobe.
Cette percée montre que la stratégie de "dediabolisation" de Marine Le Pen entamée depuis 2011 lui a permis sans conteste d'attirer des électeurs bien au-delà des catégories traditionnelles. Dans cet électorat, "les propos d'Emmanuel Macron sur le ruissellement et l'idée de mettre les premiers de cordée au centre de sa pensée économique ont pu pousser une partie des catégories populaires vers Marine Le Pen", ajoute-t-il.
Un score inédit pour le Rassemblement national à l'Assemblée nationale ?
Le Rassemblement national n'a compté que six députés dans la législature qui s'achève mais ce score inédit à une présidentielle pourrait bien rebattre les cartes de la prochaine Assemblée nationale. Dès le soir du second tour, le candidat de Reconquête Eric Zemmour a mis la pression sur Marine Le Pen affirmant que "c'est la huitième fois que la défaite frappe le nom de Le Pen". "Le bloc national doit s'unir et se rassembler", a-t-il déclaré. L'objectif est de mobiliser un maximum d'électeurs pour former un groupe de quinze parlementaires à l'Assemblée nationale à l'issue des élections législatives les 12 et 15 juin prochains.
Il faut dire que la bataille est loin d'être gagnée pour La République en marche. "Dépassant 50% des suffrages exprimés dans plus de 150 circonscriptions législatives, le Rassemblement national pourrait faire des scores historiques aux élections législatives et se trouver en position de force si la gauche n'arrive pas à s'unir", signale Erwan Lestrohan.
De son côté, Jean-Luc Mélenchon n'a pas attendu le second tour de la présidentielle pour prendre position. Profitant des 22% de bulletins obtenus au second tour, le leader de La France insoumise a déjà affirmé qu'il se voyait bien Premier ministre à l'issue des législatives. En attendant, les négociations promettent d'être houleuses entre les équipes de Mélenchon, Yannick Jadot (EELV), Fabien Roussel (PCF) et Philippe Poutou (NPA). Des clivages qui pourraient profiter à Marine Le Pen et Emmanuel Macron.