Ce que "travailler" veut dire à travers les siècles

Méprisé sous l’Antiquité, réservé aux serfs pendant le Moyen Âge, le travail en tant que labeur est longtemps considéré comme indigne avant de devenir dès la Renaissance un moyen de gagner sa vie. Au fil des siècles, travailler répond le plus souvent aux exigences du statut social, entre exploitants et exploités, oisiveté et esclavage, libération et oppression. Avec en ritournelle, l’utopie d’un monde où le travail n’existerait pas. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°9 "Travailler, est-ce bien raisonnable?", actuellement en kiosque)
(Crédits : Istock)

« [...] Les cadres montent vers leur calvaire

Dans des ascenseurs de nickel,

Je vois passer les secrétaires

Qui se remettent du rimmel.

Sous les maisons, au fond des rues,

La machine sociale avance

Vers des objectifs inconnus ;

Nous n'avons plus aucune chance. »

Le sens du combat, Michel Houellebecq

Une fois n'est pas coutume, commençons cette histoire du travail par la fin, par sa version la plus sombre et désespérée, par un poème de Michel Houellebecq. De ses premiers écrits jusqu'au roman-fleuve Anéantir, le récipiendaire du prix Goncourt est depuis longtemps connu pour le pessimisme qui transpire de son œuvre. Mais pourquoi donc nous intéresse-t-il ici ? Car, comme l'indique ce poème, extrait du recueil intitulé « Le sens du combat », son œuvre est parcourue de part en part par la description du monde du travail et des tourments du salarié souvent perdu au cœur de celui-ci. Dès 1994, l'écrivain publie Extension du domaine de la lutte, roman magistral racontant l'odyssée moderne et désenchantée d'un informaticien entre deux âges, jouant son rôle en observant très cyniquement les mouvements et les banalités qui s'échangent autour de la machine à café. L'intrigue se déroule à l'intérieur du monde de l'entreprise. L'installation d'un progiciel en province permettra à l'antihéros d'étendre le champ de ses observations, d'anéantir - Anéantir, déjà ! - les dernières illusions d'un collègue et d'élaborer une théorie complète du libéralisme tant économique que sexuel. Le roman fera date... Il marquera les esprits en ce qu'il viendra fixer, comme souvent avec Houellebecq, l'esprit de son époque. Très justement, dans les colonnes du site de La Tribune[1], Xavier Philippe, Jean-Denis Culié et Vincent Meyer, trois professeurs en sociologie du travail et en gestion des ressources humaines, viendront relire l'œuvre de l'écrivain à l'aune de leur propre expertise : « Quel est donc ce monde du travail que dépeint l'œuvre de Michel Houellebecq ? Toujours aux prises avec une réalité inacceptable à ses yeux, le héros houellebecquien est tout autant désenchanté que résigné. À la fois consommateur et produit de consommation, il est pris dans un cycle vicieux dont il sort presque immanquablement broyé. Les héros houellebecquien, souvent cadres moyens un peu ternes et à la vie sans histoire, consomment. C'est leur fonction unique. Aucune profession, ou presque, n'échappe à ce destin mercantile, à l'instar des dentistes, "des créatures foncièrement vénales dont le seul but dans la vie est d'arracher le plus de dents possible afin de s'acheter des Mercedes à toit ouvrant (Extension du domaine de la lutte)" » Voilà où nous en sommes. Toute la question étant de savoir comment nous en sommes arrivés là ? Et, surtout, comment le sens du mot « travail » a évolué à travers l'histoire...

Une Antiquité qui méprise l'idée de travail

Le premier temps de l'histoire de la notion de travail naît à l'Antiquité, en Grèce antique plus précisément. Avec une vision largement différente de ce que le travail découvre de nos jours car, pour le résumer, de travail dans sa signification actuelle, il n'était jamais question à Athènes. « Certes, écrivent les chercheurs Mercure et Spuck, dans les faits, le travail était pour les Grecs une réalité vécue. Mais, d'Hésiode à Aristote, les différentes activités qui s'y rapportaient ont toujours été évoquées dans leur pluralité et en fonction de leur finalité particulière. Elles comprenaient naturellement les travaux de production agricole et artisanale, de même que les activités commerciales, mais aussi d'autres "professions" comme celles de poète, de médecin et de devin. Or, ces occupations ne furent jamais perçues comme les parties d'un tout organique ni décrites comme les facettes d'une notion globale comparable à la nôtre. Le terme le plus général qui les désignait les unes et les autres était ergon, "acte" ou "œuvre", souvent employé au pluriel, erga, pour désigner des "travaux" d'un type défini, comme ceux de l'agriculteur ou du potier. » On distingue donc entre les tâches, entre les modes de vie qu'elles font naître et surtout entre les hiérarchies qui cloisonnent une société qui, selon l'occupation, célèbre ou méprise. Mercure et Spuck reprennent ainsi : « Alors que le travail artisanal semble avoir joui d'un certain prestige à la période archaïque, Hérodote, au ve siècle, attribuait à l'ensemble des Grecs, et en particulier aux Spartiates, le mépris de ce type de métiers ». On s'accorde aujourd'hui à dire que le travail était mal perçu sinon dédaigné à Athènes, puis à Rome. La vision que l'on en avait était péjorative, jamais synonyme d'épanouissement. Dans son livre Peiner, œuvrer, travailler. Sur le travail et la condition humaine (L'Harmattan, 2003), le philosophe français Hubert Faes souligne que les termes labor en latin et ponos en grec désignent la peine. Plus étonnant encore, le mot qui pourrait signifier « l'emploi » ou « la profession » n'existe pas encore. Il y a autre chose. Tout au long de l'Antiquité, le travail est perçu comme étant contraire à la dignité humaine. Dans La Politique, en décrivant les professions mécaniques ou du commerce, Aristote n'hésite pas à parler de « ce genre de vie ignoble et contraire à la vertu » qu'est celle de celui qui s'adonne au labeur. Le philosophe Luc Ferry identifie « le moment grec » comme un moment « aristocratique par excellence », et s'explique : « À Athènes, le travail y est extrêmement dévalorisé. On s'exerce mais on ne travaille pas dans le monde grec quand on est un aristocrate ». Cela aura des conséquences, évidemment. « Durant toute l'histoire, reprend Ferry, l'aristocrate va se définir comme celui qui ne travaille pas. Il a des gens pour ça, que l'on appelle des esclaves ou des serfs. Durant des siècles, le travail va constituer une activité purement servile. Le monde aristocratique va reposer sur une hiérarchie naturelle des êtres. Il y a des bons par nature, des moyens par nature, des mauvais par nature. Et la cité est juste, si l'on pense par exemple à la République de Platon, non pas lorsque le pouvoir résulte d'un vote ou de ce que Rousseau appelle la volonté générale, mais quand elle imite l'ordre de la nature. C'est-à-dire quand les bons sont en haut et les mauvais en bas ». Et Ferry de conclure : « Chez Platon, on a ainsi les philosophes en haut, les guerriers au milieu et les artisans, c'est-à-dire souvent les esclaves, en bas. Ça correspond aux trois parties de l'intelligence. Le noble cerveau, le cœur, et le désir vil qui correspond au bas-ventre... »

La (dure) réalité du labor médiéval

On aurait pu croire que le Moyen Âge romprait avec cette vision étriquée, en valorisant la besogne de ceux qui s'échinent. Il n'en est rien ! Plus que jamais, souligne la journaliste du Monde, Constance Baudry, la société de l'époque est « scindée entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas ». D'ailleurs, on met un point d'honneur à voir dans l'activité religieuse des prêtres ou belliqueuses des chevaliers des fonctions d'honneur et de noblesse, poursuivant un but suprême en les opposant catégoriquement aux activités terre à terre qui nourrissent leur homme. Ainsi, on ne considère pas que les prêtres et les guerriers travaillent au sens premier du terme puisque l'activité est uniquement réservée aux seuls serfs. Prévaut ainsi une lecture de la Genèse faisant du travail une peine infligée à l'homme semblable à une punition divine permettant d'expier ses fautes. Dans un passionnant article (paru sur le site nonfiction.fr en juillet 2018) intitulé « Pouvait-on faire un burn out au Moyen Âge », le doctorant sorbonnard Simon Hasdenteufel apporte quelques précisions : « Le labor médiéval est une notion plus complexe qu'il n'y paraît. D'un côté, c'est le prix des hommes à payer pour le péché originel : dans la Genèse, Dieu condamne Adam au travail manuel des champs et Ève au travail de l'enfantement. De l'autre, le Moyen Âge a également fait du labor une activité valorisante. Ainsi, entre le xie et xiiie siècle, période de croissance économique, le travail a une véritable dimension spirituelle : le paysan travaille la terre pour l'amour de Dieu et on attend des moines qu'ils ne fassent pas que prier et méditer mais œuvrent à recopier des manuscrits ou à bêcher les champs. » Demeure la question du sens et du rythme. Autour de l'an mil et pour de longs siècles encore, c'est évidemment la nature qui dicte les règles du jeu, pour le meilleur et pour le pire. Point d'extravagance et quelques principes immuables : « Dans la mesure où 90 % de la population du Moyen Âge vit à la campagne, reprend Hasdenteufel, le travail est avant tout agricole. Son rythme quotidien suit celui du soleil, tandis que le calendrier obéit au défilé des saisons. Au sein de ce calendrier, point de vacances, en revanche plusieurs jours fériés liés aux fêtes chrétiennes - jours pendant lesquels il est littéralement interdit de travailler. Les travaux sont extrêmement divers, mais tous ont pour point commun d'être particulièrement physiques : le paysan qui laboure son champ retourne environ huit tonnes d'engrais et de terre par heure, tandis que celui qui sème les graines change trente fois son sac et parcourt 15 kilomètres par jour - soit le double de la distance préconisée aujourd'hui pour être en bonne santé ! » S'il y a du sens à ce que l'on fait, le rythme s'avère intense, voire tout bonnement intenable. Il abîme tellement les corps que partout à travers l'Europe, des lettrés s'offusquent du sort réservé aux paysans. Mais, évidemment, rien ne changera avant des siècles. On ne saurait vraiment s'élever en vertu d'une notion, même floue, de pénibilité...

De la Renaissance aux Lumières, le spectre du pays de Cocagne

Il faudra finalement attendre la fin du XVe siècle pour que le mot « travail » apparaisse dans le langage courant. Étymologiquement, celui-ci proviendrait du latin tripalium qui désigne un instrument de torture à trois pieux pour punir les esclaves rebelles. Châtiment et douleur corporelle s'associent ici dans une vision on ne peut plus négative. Au sens propre comme au sens figuré, le travail constitue un objet de souffrance... Pour autant, son sens va rapidement évoluer. À mesure que les cités-États prennent leur essor à compter de la Renaissance, de nouvelles pratiques apparaissent. Allant de pair avec l'émergence de la classe bourgeoise, l'artisanat engendre un premier exode rural. En grossissant, les villes créent chacune leur propre rythme, moins dicté par la lumière du soleil. « À la différence du travail des champs, écrit Hasdenteufel, l'artisanat n'obéit pas forcément aux rythmes de la journée et des saisons - il peut en effet se faire de nuit, en plein hiver. Des rythmes urbains s'affirment alors à côté des rythmes traditionnels et les patrons, marchands et corporations de la ville demandent l'installation de cloches pour sonner les différents moments de la journée de travail. La messe n'a plus le monopole du son dans l'espace public. À Florence, une horloge mécanique est ainsi installée en 1354 : c'est le début d'une nouvelle manière de mesurer le temps, à l'aune des obligations professionnelles. » Plus encore que le rythme, c'est le formidable développement de la monnaie, qui s'échange désormais de main en main, qui va changer la donne. Contre rétribution, le travailleur se trouve récompensé pour le fruit de son travail. Parfois, quand toutes les conditions sont réunies, ce dernier parvient même à s'enrichir. Et l'on assiste alors à un changement de paradigme : ce n'est plus le seigneur qui dicte l'emploi du temps de ses vassaux mais bien l'artisan lui-même qui entend travailler plus pour gagner plus. Le capitalisme en est à ses balbutiements. Le travail s'éloigne, pour un petit nombre du moins, de sa caractéristique première de pénibilité. Au point que certains artistes de la Renaissance se mettent à propager, consciemment ou pas, des mythes qui ont aujourd'hui encore la vie dure. Parmi ceux-ci, le fameux thème du « pays de Cocagne » qui va bientôt peupler l'imaginaire de son époque. On y projette le fantasme d'une nature tellement généreuse qu'elle offrirait tout à ses habitants, sans le moindre effort : récoltes fabuleuses, or et pierres précieuses. Un monde qui fonctionnerait tellement bien que l'homme n'aurait plus besoin de besogner pour le faire correspondre à ses désirs. Il y a là, bien sûr, une vision utopique et critique de l'oisiveté et de la prodigalité. Une fable qui formera bientôt un motif littéraire redondant et fera l'objet d'un tableau moralisateur de Pieter Brueghel l'Ancien. On y voit un érudit, un soldat et un paysan affalés et bientôt succombant après s'être vautrés dans la manne. Le travail, on le mesure ici, devient rapidement la grande affaire de l'humanité. Le voilà revalorisé, apportant bientôt son honneur et sa grandeur à l'homme. Un mouvement qui doit beaucoup à l'éthique protestante, à l'effort perçu à la fois comme moteur et comme récompense. On travaille alors pour soi, pour sa famille, pour la prospérité de son foyer et, ce faisant, pour la gloire de Dieu...

Du commerce triangulaire à Marx, une histoire de l'exploitation

Deux mouvements viendront par la suite changer en profondeur les perceptions quant à la compréhension de la notion de travail : la généralisation du commerce triangulaire, industrialisant le concept même d'esclavage, puis la propagation d'une pensée politique inédite, cherchant à inverser le rapport de force entre exploitants et exploités, patrons et prolétaires : le marxisme. Dans le cas du commerce triangulaire, il ne s'agit pas à proprement parler d'innovation. Car, depuis l'Antiquité, l'esclavage existe. Il est « attesté dès la plus haute Antiquité » comme le souligne l'historien Marcel Dorigny dans les colonnes du Monde Diplomatique[2] et prend la forme d'un « commerce des hommes et femmes d'Afrique » ayant commencé « bien avant que les Européens de l'époque moderne n'explorent les côtes du continent noir ». Reste que surpassant dans ses objectifs comme dans son envergure l'esclavage antique puis la traite orientale, le commerce triangulaire « présente des caractéristiques radicalement nouvelles ». Et Dorigny d'expliquer : « À la différence des précédentes, elle fut massivement racialisée : seuls les Noirs d'Afrique en furent les victimes, au point de faire du mot "nègre" un synonyme d'esclave dans la langue française du XVIIIe siècle. Cette racialisation de l'esclavage a abouti au transfert d'une importante population africaine sur le continent américain et aux Antilles dont les descendants forment aujourd'hui une composante importante, voire majoritaire aux Antilles. » On estime aujourd'hui communément que la traite européenne a prélevé en Afrique entre 12 et 13 millions d'êtres humains. Mais comment influence-t-elle la perception du travail à l'époque ? En créant une nouvelle classe inférieure : l'homme noir, « le nègre », devenu corvéable à merci et bientôt objet. Cet esclave que l'on ne rémunère pas, ou si peu, que l'on utilise jusqu'à épuisement, que l'on balance souvent par-dessus bord au cours des traversées avant même qu'il ne puisse « servir », devient un faire-valoir. Un outil. Un rouage essentiel du profit d'une société soucieuse de s'enrichir au détriment d'autrui. « Pour l'Europe, l'essentiel était là, cet échange d'une force de travail destinée à ses colonies contre des productions elles-mêmes issues de l'activité manufacturières de ses villes et de ses campagnes était hautement profitable, analyse Dorigny. Non seulement l'achat d'esclaves contribuait aux activités manufacturières les plus diverses, mais ces esclaves vendus aux colonies étaient la main-d'œuvre indispensable à la production des denrées coloniales - sucre, café, cacao... - tant recherchées par une Europe en plein essor. » Il faudra l'œuvre fervente et courageuse des abolitionnistes pour que l'Occident mette fin, bon gré mal gré, à cette ignominie et redonne un sens moins dévoyé au concept même de travail. Car c'est bien las des dérives et trop conscients de la corruption des âmes et de la négation des corps que des intellectuels vont chercher à redéfinir ce que travailler veut dire. Chef de file de ce mouvement de réappropriation du labeur par ceux-là mêmes qui en supportent la charge : Karl Marx. Vent debout contre le système capitaliste, l'économiste-historien-journaliste-philosophe et sociologue prussien va dresser un constat sans équivoque et poser les bases d'une nouvelle société, de nouveaux rapports sociaux. « Alors que pour la théorie libérale, c'est la combinaison du travail, du capital et de l'entrepreneur qui crée la valeur, Marx donne au travail le rôle central dans le processus productif », explique l'économiste Pierre-Yves Gomez[3]. Témoin de l'exploitation du prolétariat, des ouvriers et des classes dominées, « Karl Marx écrit dans l'Angleterre de la révolution industrielle, alors que le travail humain devient une marchandise parmi d'autres, non seulement pour les entrepreneurs des usines de Manchester, mais aussi pour les économistes, poursuit Gomez. La théorie libérale s'impose alors comme le cadre idéologique du capitalisme industriel en définissant trois facteurs de production dont la combinaison harmonieuse produit la valeur économique : le capital, le travail et les compétences de l'entrepreneur. Le travail est considéré comme une ressource parmi d'autres. » C'est en réaction à cette évolution qu'il perçoit comme un dévoiement que Marx se réfère à David Ricardo pour redonner au travail le rôle central dans le processus productif. Pour lui, c'est bien simple : le travail crée la valeur, les autres ressources doivent lui être subordonnées.

Le travail entre promesse de libération et d'épanouissement

On connaît la suite. Au XXe siècle, de Cuba à la Corée du Nord, de Chine et URSS, l'expérience communiste tentera d'appliquer les principes marxistes en les dévoyant rapidement. Le travail, censé libérer les classes dominées, redeviendra une oppression violente, implacable, prenant la forme de camps de travail et d'internement, de goulags, de moyen de rééducation. Il n'y aura guère que dans quelques oasis socialistes, communautés libres et autres kibboutz, que survivra l'idée d'un travail qui enfin permet l'épanouissement. Dans l'Allemagne nazie, le travail est là encore synonyme de relais de la pensée dictatoriale. Et comme un symbole, dans un cynisme absolu, c'est la devise « Arbeit macht frei » (le travail rend libre) qui trône au-dessus des camps d'extermination qui engloutiront 6 millions de juifs et des trains entiers remplis d'opposants politiques, d'homosexuels, de Tsiganes et autres populations jugées inférieures. Comment re-travailler après Auschwitz ? Sur quelles bases reconstruire une société qui s'est perdue dans ses principes comme dans ses méthodes ? La question hantera la seconde moitié du XXe siècle. On cherchera alors le salut dans l'idée de progrès et dans les avancées technologiques. Ces dernières « donnent un moment l'illusion que l'homme n'aura bientôt plus besoin de travailler pour vivre, la thèse est développée notamment par l'économiste américain Jeremy Rifkin, dans son essai La Fin du travail, relate Constance Baudry. La question devient alors d'apprendre à vivre sans travailler et non plus comment mieux organiser ou distribuer le travail. Se propage l'idée de l'émergence d'une civilisation des loisirs, délivrée de toutes les aliénations, en étant affranchie de la contrainte du travail. » En somme, un retour à l'hypothétique pays de Cocagne... Pas plus qu'à la Renaissance, cela n'aboutira. Car la consommation bat son plein, les cadences s'accélèrent et la robotisation, plutôt que de libérer l'homme, lui permet de se consacrer à d'autres tâches plutôt qu'à ses loisirs. Surtout, les crises économiques, la hausse du chômage et l'entrée de plain-pied dans un monde devenu incertain inquiètent. À mesure que les entreprises ferment, le travail se mue en angoisse moderne, en obsession. Dans les années 1990, on n'ose pas encore mettre des mots sur le mal qui ronge les salariés et les chômeurs : burn out, souffrances physiques et psychologiques, dépression, suicides. Il faudra encore une génération pour qu'advienne le temps de la libération de la parole et de l'explosion du cadre. À la suite du Covid-19 et des confinements successifs, le salarié (quand il en a les moyens) repense son existence à l'aune des notions d'épanouissement personnel et de sens. Soudain, le travail devient une donnée secondaire. Une variable. On préfère parfois sacrifier du pouvoir d'achat pour se mettre au vert ; démissionner et inventer ses moyens de subsistance plutôt que de continuer à alimenter un système consumériste aux standards jugés dépassés. S'agit-il d'une simple tendance ou véritablement d'une lame de fond ? Il est encore un peu tôt pour le dire. Reste que la perspective de travailler toute sa vie dans la même entreprise paraît désormais illusoire, tout comme l'idée de « faire carrière » bat de l'aile (lire l'interview de Jérémie Peltier page 64). La vraie nouveauté étant que le travail est interrogé, réévalué, remis en cause. Comme si au pessimisme de Houellebecq succédait la volonté plus optimiste d'Invention de nos vies[4].

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[1] Tribune parue le 4 décembre 2021 sur le site latribune.fr : Après « Houellebecq économiste », Houellebecq sociologue du travail !

[2] « Une approche globale du commerce triangulaire », article paru dans Le Monde Diplomatique, novembre 2007.

[3] « La définition marxiste du travail », article paru dans Alternatives Économiques, mars 2018.

[4] En référence au roman du même nom de Karine Tuil.

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Article issu de T La Revue n°9 "Travailler, est-ce bien raisonnable?" - Actuellement en kiosque et disponible sur kiosque.latribune.fr/t-la-revue

T La Revue n°9

Commentaires 2
à écrit le 02/05/2022 à 8:43
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"Le travail libère" était écrit à l'entrée des camps de concentrations des barbares nazis. Du coup une notion à réinventer et d'urgence.

à écrit le 01/05/2022 à 10:42
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Le "salaire" a bien plus mauvaise réputation que le "travail", puisque il en fait une obligation a se soumettre!

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