LA TRIBUNE - Sans attendre la présentation de la loi "4D" (Décomplexification, Décentralisation, Déconcentration et Différenciation) en Conseil des ministres fin avril-début mai, vous appelez à davantage de « déconcentralisation » contre l'État « désarticulé » et « englué ». Qu'est-ce que cela signifie ?
FABIEN TASTET - De longue date, avec d'autres, nous avons posé des constats que la crise Covid a confirmés. Notre État souffre de maux importants. Il est "désarticulé", c'est-à-dire sans chaîne de commandement claire : qui, du préfet ou du directeur de l'agence régionale de santé (ARS), décide ?
Il s'est englué dans sa propre prolifération normative devenue inintelligible - l'affaire de l'attestation est l'incarnation caricaturale de ce mouvement. Il n'a pas su s'alléger au fil du temps pour se recentrer sur l'essentiel: ses missions régaliennes d'anticipation des risques et de protection des populations.
Dans les collèges et les lycées, par exemple, le responsable administratif est encore un agent de l'État, alors que tous les personnels, hors champ pédagogique, relèvent des collectivités locales. Est-ce que, en 2021, l'État n'a pas autre chose à faire que de s'occuper de cela ?
Les collectivités locales, quant à elles, se sont montrées solides dans la tempête mais leurs actions restent entravées parce qu'elles manquent de liberté et que leur modèle financier n'est pas assez robuste.
Fort de ce diagnostic, nous avons forgé ce concept de « déconcentralisation ». L'idée est qu'il faut saisir l'opportunité de la loi 4D pour faire progresser dans un même rythme la déconcentration et la décentralisation, c'est-à-dire, reconstruire un État local fort qui puisse travailler en partenariat avec des collectivités locales plus épanouies. C'est une façon de revisiter ce fameux couple maire-préfet, qui est véritablement la force d'entraînement de l'action publique en France.
Quelle est la différence entre la "République décentralisée", inscrite dans la Constitution depuis 2003, et « l'État allégé ». que vous appelez de vos vœux ?
En France, on a pris l'habitude d'être girondins dans les textes, comme avec cette proclamation constitutionnelle de République décentralisée, mais on reste jacobins dans les têtes.
C'est pour cela que, si nous attendons de la loi 4D qu'elle procède à des avancées juridiques en faveur des collectivités locales (droit à la différenciation, à la subsidiarité, création d'un pouvoir réglementaire local...), un changement culturel au sein de l'État est également nécessaire.
L'opportunité nous en est donnée à travers le projet de réforme de la haute fonction publique annoncée par le président de la République que prépare la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Amélie de Montchalin, avec laquelle nous travaillons. L'État doit changer de culture dans son rapport aux autres acteurs, et notamment les collectivités locales.
Il les considère aujourd'hui comme des sous-traitants au lieu de les envisager comme des partenaires. Il s'en méfie. Il les infantilise par la norme. La réforme de la haute fonction publique doit faire évoluer la formation de celles et ceux qui se destinent aux plus hautes responsabilités au sein de l'État pour les doter d'une approche plus ouverte et d'un sens plus aigu de l'opérationnalité.
Elle doit ouvrir des postes dans les ministères à des hauts fonctionnaires de terrain venant de la fonction publique territoriale ou hospitalière qui porteront un regard plus constructif sur les initiatives locales, nourris de l'expérience de la vie quotidienne des Français.
Pourquoi voulez-vous donner aux collectivités locales davantage de prérogatives en matière écologique et économique ? Qui ferait quoi ? Qui payerait ?
Dans notre baromètre annuel réalisé avec Ipsos, nos concitoyens associent relance, transition écologique et décentralisation. De leur point de vue, la période exige réactivité, proximité, inventivité: autant de qualités qu'ils attribuent aux collectivités locales et qu'ils dénient à l'État.
Nous pensons qu'il faut capitaliser sur cette confiance vis-à-vis du secteur public local. En lui transférant des compétences en matière de logement, de transports. En lui donnant des leviers d'action plus significatifs en matière de relance, en particulier dans le champ de l'intervention économique. En permettant aux collectivités locales de jouer un plus grand rôle en matière de santé, qui va être durablement un sujet de préoccupation majeur des Français.
Vous voulez créer un "impôt Amazon". Concrètement, de quoi s'agit-il ? Qui s'en acquitterait ?
Nous pensons que la crise Covid redonne une certaine actualité à la question de la fiscalité et rouvre un débat qui s'était rabougri. Depuis quelque temps, les discussions relatives aux impôts se limitaient à se demander lesquels on supprimerait, et quand. Or, la crise creuse les inégalités et créent de nouvelles fractures au sein des entreprises, par exemple entre celles qui se sont enrichies et celles qui se sont écroulées.
C'est la vocation de l'impôt que de corriger les déséquilibres. C'est pourquoi nous avons suggéré qu'on puisse mettre en place, comme en 1916 (**), une taxation exceptionnelle des secteurs gagnants en faveur de ceux qui ont souffert. Et nous avons aussi proposé d'élargir l'assiette de la taxe sur les surfaces commerciales (actuellement calculée uniquement sur les espaces de vente) aux entrepôts et lieux de stockage pour faire contribuer un pan de l'activité dont chacun sait qu'il a été florissant.
Sous quelle forme associerez-vous les Français à ces réformes ? Via d'énièmes conventions citoyennes ? Quel rôle pour le Parlement dans ces conditions ?
Nous n'opposons pas la démocratie représentative, qui reste le cadre de référence, et les différentes formes de participation citoyenne. Sans ces dernières, la démocratie vivrait comme on apnée du premier au dernier jour du mandat, comme privée d'une oxygénation nécessaire. Il est donc important pour nous que la loi 4D développe puissamment un "D" supplémentaire, celui de Démocratie.
Dans ce cadre, pour les plus grandes collectivités, des outils du type conventions citoyennes, auditeurs citoyens, budgets participatifs, pourraient être généralisés. La différenciation va offrir des espaces de créativité supplémentaire pour les collectivités locales. Pour s'en emparer, elles auront tout à gagner à faire le pari de l'intelligence collective et à mettre en quelque sorte à contribution leurs habitants.
| Lire aussi : "Musclons le budget et la trésorerie des collectivités locales" (Fabien Tastet, AATF)
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(*) L'Association des administrateurs territoriaux, qui revendique plus de 1.000 adhérents, se présente comme un laboratoire idées pour faire évoluer la conduite de l'action publique en produisant de nombreux rapports et en s'inscrivant dans le débat législatif par la proposition d'amendements et la participation à des auditions parlementaires. Une soixantaine de ses idées aurait ainsi déjà été traduite dans la loi.
(**) Le 1er juillet 1916, le Parlement vote une loi prévoyant une contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels ou supplémentaires réalisés à compter du 1er août 1914. Ce texte instaure par exemple une commission supérieure des bénéfices de guerre qui siège au ministère des Finances.