« L'hôpital se fout de la charité »... « Pas de retour à "l'anormal" »... Malgré des conditions de travail éprouvantes, qui les ont fait parfois sortir dans la rue, les soignants ne renoncent pas à un certain humour. Pas question, après la prime de revalorisation de 183 euros net par mois, versée dans le cadre des accords signés en juillet 2020, à l'issue du Ségur de la santé, de se contenter de si peu. Et pas question non plus, une fois la crise du Covid-19 passée, à l'occasion de laquelle les soignants ont pu, face à l'urgence, obtenir des équipements sans que leur direction ne s'inquiète outre mesure des coûts, de revenir à la situation d'avant la pandémie, faite de comptes d'apothicaires, de fermetures de lits, de méfiance généralisée entre les administrateurs et le personnel soignant... En fait, pour anormale qu'elle soit, la situation de crise, que ce soit pour la médecine de ville ou l'hôpital, dure depuis des décennies. Elle est enkystée. Les causes sont multiples. Les observateurs sont en général d'accord sur les faits.
« Le constat, partagé par les professionnels de la santé comme par les usagers, est simple, indique ainsi Arnaud Robinet, président de la Fédération hospitalière de France (FHF), la demande de soins, due au vieillissement de la population, à l'augmentation des maladies chroniques et à l'amélioration des techniques médicales, est en hausse constante. »
Et elle n'a pas forcément été anticipée... Pouvait-elle l'être ? Pour ce qui est du vieillissement de la population, sans doute. Pour le reste, c'est moins sûr. Mais, pis, face à l'explosion, logique, des dépenses de santé, prises en charge par l'Assurance maladie, les gouvernements successifs n'ont eu de cesse de les faire baisser.
En créant notamment, au printemps 1996, l'Objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), objectif - fixé chaque année par la Loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) - à ne pas dépasser, évidemment, en matière de soins de ville et d'hospitalisation dispensés dans les établissements privés ou publics et dans les centres médico-sociaux. D'ailleurs, alors que jusque dans les années 1970, les dépenses hospitalières n'étaient pas plafonnées, déjà, à partir des années 1980, une enveloppe annuelle de dépenses (la dotation globale) avait été fixée à l'avance pour chaque hôpital. Enfin, à partir de 2004, le nouveau système a été assorti d'une tarification à l'activité, la fameuse T2A. Objet de nombreuses critiques, du fait de la perversité qu'elle entraînerait, en incitant les hôpitaux à réaliser le plus d'actes et de séjours possible ou à privilégier les plus rémunérateurs, elle devrait, selon les propos du président Emmanuel Macron devant les soignants lors de ses vœux, au début janvier 2023, être abandonnée... Il n'empêche. Avec l'Ondam, « on a ainsi imposé près de 10 milliards d'euros d'économies à l'hôpital public entre 2005 et 2019 », s'insurge Arnaud Robinet.
L'hérésie de la rentabilité
Dans un système de soins « hospitalo-centré » comme le système français, selon la description de Fanny Vincent, maîtresse de conférences en science politique à l'université Jean-Monnet de Saint-Étienne, sociologue de la santé et co-auteure de La Casse du siècle - À propos des réformes de l'hôpital public (2019), les effets peuvent être dévastateurs. Et « depuis des décennies, toutes les réformes hospitalières lancées ont été justifiées par les efforts à consentir pour faire baisser les dépenses », insiste-t-elle. Elle aussi s'insurge. Non seulement contre ces économies forcées, mais aussi contre l'hérésie de la situation.
« D'un côté, on a invité les hôpitaux à "performer" comme des entreprises et à être gérés comme telles, en donnant en particulier aux directeurs d'établissement une responsabilité et une certaine autonomie financière, mais de l'autre, non seulement on n'a pas pris en compte les besoins de santé publique, mais en plus, on a fermé le budget consacré à la santé. Comment peut-on inciter à "produire" plus dans un schéma fermé, sans augmentation des budgets ? Comment peut-on espérer avoir des soins de qualité en définissant les dépenses de santé a priori ? Et la notion de "rentabilité" est pour le moins contradictoire avec celle de service public d'intérêt général... », explique-t-elle.
Qu'elles aient été logiques ou non, toujours est-il que les réformes, depuis près de 30 ans, n'ont en tout cas pas eu le succès espéré. Les plans de retour à l'équilibre financier du système de santé n'ont jamais donné satisfaction. L'Ondam a été plus d'une fois dépassé... Seuls les lits ont été fermés et les personnels malmenés, de même que les patients.
Que faire aujourd'hui ? « Il faut sortir de cette logique comptable, pour aller vers les besoins de santé. La santé ne peut pas être une variable d'ajustement », répond Arnaud Robinet. C'est d'ailleurs cette logique qui avait également présidé à un autre choix, aujourd'hui revisité, celui du numerus clausus pour les étudiants en médecine, « instauré dans les années 1970 par les syndicats de médecins et les pouvoirs publics pour faire, là encore, des économies en faisant baisser l'offre, accuse-t-il, sans se préoccuper des besoins ». Le tout ayant conduit depuis à un manque criant de médecins, en particulier dans ce qu'on appelle les déserts médicaux, en ruralité ou en périphérie de grandes villes, lieux qui n'offrent pas d'accès facile à un généraliste. En outre, si le manque de généralistes conduit les patients à se diriger vers l'hôpital, le manque de spécialistes induit également des difficultés, nombre d'hôpitaux ou de maternités devant fermer, faute, entre autres choses, de présence de ces professionnels qualifiés. Sans parler du déséquilibre dans les spécialités.
« Alors que les besoins sont élevés en gériatrie, par exemple, les étudiants la choisissent en dernier », se lamente ainsi le président de la Fédération hospitalière (FHF).
Pas étonnant, dans ces conditions, qu'en désespoir de cause, les patients, quel que soit leur âge, se tournent aussi, et de plus en plus, vers les urgences - qui, évidemment, débordent... « L'hôpital, et en particulier les urgences, est le miroir de la société, relève d'ailleurs Déborah Ridel, sociologue à l'École des hautes études en santé publique. Et il répond aussi à des problèmes sociaux, dont la précarité. » Cette spécialiste des domaines de la santé, du travail soignant, de la violence et des urgences aussi voit mal comment la santé pourrait, et en particulier l'accueil aux urgences, par définition imprévisible, être logée à la même enseigne que d'autres activités économiques, et se voir imposer une rentabilité. En revanche, elle n'est pas surprise de la violence qui sévit aux urgences dans les relations entre patients et soignants, dans un contexte de manque de personnel et de lits pour un séjour plus long à l'hôpital. De même, elle pointe une autre forme de violence, plus généralisée, dans le travail de tous les jours des personnels soignants à l'hôpital...
En conséquence, entre des conditions de travail difficiles, le sentiment d'être dépassé et le peu de reconnaissance prodiguée par la société, ne serait-ce que par le biais du salaire, nombreux sont les infirmiers et infirmières qui quittent leur emploi pour se reconvertir dans un autre secteur. Quant aux écoles de formation aux métiers de soignants, elles ont du mal à faire le plein. Les vocations se font de plus en plus rares...
Meilleure gouvernance
Comment, alors, en finir avec la crise du système de santé et de l'hôpital ? « Il faudrait d'abord ramener de la démocratie sanitaire », déclare Déborah Ridel. Ce qu'elle veut dire par là, c'est qu'il faut revoir la manière de concevoir la santé publique à la lumière des nombreuses études universitaires produites en économie, en sociologie et en sciences politiques. Et qui montrent que santé publique et rentabilité ne peuvent pas forcément cohabiter et surtout, qu'il faudra s'y faire. En somme, il s'agit ne pas laisser les élus ou les membres du gouvernement décider seuls... « Il faut surtout écouter la base, les soignants et les patients », ajoute-t-elle. De fait, malgré plusieurs tentatives de dialogue, suivies par quelques initiatives concrètes, comme dans le cas du Ségur de la santé, « les trois revendications fondamentales des soignants, à savoir la réouverture de lits, l'embauche de personnel et une augmentation substantielle des salaires, n'ont pas vraiment reçu de réponse », souligne Fanny Vincent.
D'ailleurs, poursuit-elle, « les infirmiers et infirmières avaient déjà, dès les années 1960, ces revendications concernant le salaire, des horaires décents, la possibilité de conjuguer vie professionnelle et personnelle. Les héritages sont lourds. Le travail des religieuses, historiquement chargées de prodiguer des soins dans les hôpitaux, et celui des soignantes dont on considérait qu'elles effectuaient un travail dans le prolongement de qualités dites naturelles des femmes, imprègnent encore les représentations avec pour résultat un travail sous-payé et des soignantes pour qui le droit du travail a du mal à s'appliquer... » Cette sociologue souligne aussi la nécessité de revoir la gouvernance des établissements de santé.
Certes, alors que les administrateurs tenaient le haut du pavé, les médecins ont été conviés autour de la table lors du Ségur, mais quid des infirmiers et infirmières ? Alors qu'ils sont les plus proches du terrain, les plus proches des patients, « leur légitimité n'est toujours pas reconnue », dit-elle.
Les pouvoirs publics tireront-ils enfin les leçons de cette crise qui n'en finit pas ? « Si l'on fait une analogie avec le flop du job-dating dans l'éducation nationale, qui a montré qu'il était illusoire de penser que l'on pouvait devenir enseignant dans le primaire ou le secondaire sans formation adéquate, je ne pense pas que l'on puisse recruter massivement dans les établissements de santé pour pallier le manque de soignants sans repenser intégralement le système de formation et de gestion des professions de santé », remarque Déborah Ridel.
Arnaud Robinet est loin de s'avouer vaincu. « La prise de conscience est là. Nous attendons les actes », dit-il sobrement. Il a évidemment des idées sur cette dernière question, portées par la Fédération hospitalière de France.
« Il faut travailler les modalités de formation des infirmiers/infirmières et des aides-soignants, en offrant plus de places, détaille-t-il, améliorer l'évolution des compétences et de la carrière, et, bien sûr, revaloriser significativement les salaires et adopter une vraie politique concernant les conditions de travail, avec un partage des contraintes entre hôpital et médecine de ville, et entre public et privé. »
Des recettes de bon sens, en quelque sorte, mais qui, après des décennies d'idéologie et d'échec, apportent une certaine fraîcheur et l'espoir de voir la situation s'améliorer - au moins à long terme...
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