C'est un fait historique étrange : il y a un peu plus d'un siècle, au printemps 1920, le président américain Woodrow Wilson a donné l'ordre aux sénateurs démocrates américains de voter contre la ratification du traité de Versailles qu'il avait pourtant lui-même négocié, le faisant ainsi volontairement échouer. Action particulièrement étonnante pour celui qui avait travaillé sans relâche durant de nombreux mois à Paris pour jeter les bases de la future Société des Nations censée prévenir les guerres à tout jamais. Le président américain Woodrow Wilson avait-il perdu la raison ? C'est la question posée quelques années plus tard par Sigmund Freud et le diplomate américain William Bullitt dans un texte finalement publié dans les années 1960.
Au vu de l'actualité internationale, cette plongée historique tombe à pic : elle nous est proposée par le politologue et directeur de recherche au CNRS Patrick Weil, qui vient de publier un passionnant ouvrage intitulé justement Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l'État (Grasset, 25 euros). Patrick Weil a en effet retrouvé dans une bibliothèque américaine le manuscrit original de Freud et Bullitt sur la psychologie de Woodrow Wilson. Bullitt avait été sincèrement choqué par le comportement de son président, d'autant plus que le jeune diplomate avait participé aux négociations sur le traité de Versailles. Il en tira une conclusion radicale : il est urgent de mettre fin au régime présidentiel qui dépend bien trop d'un seul individu et de sa personnalité. Pour lui, seul un système de gouvernement parlementaire peut permettre de limiter de tels risques.
Bullitt reprit par la suite sa carrière de diplomate, devenant notamment ambassadeur à Paris et conseiller de Roosevelt. Régulièrement, les intuitions et analyses de ce brillant diplomate sur l'ordre international furent fulgurantes. En septembre 1939 déjà, il écrit : « À mes yeux, M. Hitler a déjà complètement perdu la guerre. J'imagine qu'il pense en finir assez rapidement avec la France et l'Angleterre pour se retourner contre les Bolchos et leur donner le coup de grâce. Mais cela ne se passera pas ainsi, les [Soviétiques] vont croître comme un cancer et pousser jusqu'à Berlin. Après quoi, il faudra en finir avec le Grand Khan Staline (...) comment ? »
Un siècle plus tard, les tumultes du monde s'imposent à nouveau aux Européens, perdus au milieu du nouveau choc des super puissances, celui entre la Chine et les États-Unis. Dans ce contexte particulièrement tendu, avec le retour des menaces d'hiver nucléaire, Patrick Weil remarque, non sans malice, que les interrogations du psychanalyste et du diplomate sont encore pertinentes : « Aujourd'hui encore, la question posée par Freud et Bullitt est plus que jamais d'actualité. Comment empêcher une personnalité instable d'accéder et de demeurer au pouvoir, de mener un pays et parfois le monde à la catastrophe ? »
Un président apaisant ?
Une chose est sûre : les Français attendent en priorité un président qui leur apportera une forme d'apaisement. Ainsi, durant cette campagne un peu particulière, celui qui est apparu le plus transgressif, voire franchement borderline, Eric Zemmour, semble avoir échoué dans son coup de poker. Ses déclarations tonitruantes et surtout son programme marqué par la peur et le rejet, axé principalement sur les questions de l'immigration ou de l'identité, sont apparus totalement en décalage face aux tumultes actuels du monde. Ses partisans se rassurent en pariant sur un « vote caché » qui ne serait pas comptabilisé par les différents instituts de sondage.
Les Français pourtant sont ailleurs : depuis plusieurs semaines, ils s'inquiètent principalement de leur « pouvoir d'achat », de la crise énergétique, des difficultés économiques à venir. De tout cela, Zemmour n'en a quasiment pas parlé au cours de sa campagne. Son obsession du « grand remplacement » a fini par le marginaliser au moment où Marine Le Pen faisait des problématiques sociales l'un de ses axes de campagne. Cette polarisation de l'électorat explique aussi l'autre dynamique de cette fin de campagne : celle de Jean-Luc Mélenchon.
Des Français au bord de la crise de nerf
Car derrière les sondages d'intention de vote, les enquêtes d'opinion qui s'intéressent au moral des Français sont bien plus riches d'enseignements. Et si une certaine dose de folie est sûrement nécessaire pour conquérir le pouvoir, les Français frôlent quant à eux la crise de nerf : selon le baromètre Odoxa, les trois quarts d'entre eux anticipent que 2022 sera une année de grandes difficultés économiques. Ce pessimisme a quasiment doublé depuis janvier dernier (passant de 42 % à 73%).
Les Français sont angoissés des conséquences économiques de la guerre en Ukraine, et de l'explosion des prix de l'énergie et des matières premières. Élément qui devrait inquiéter particulièrement Emmanuel Macron et ses équipes : 8 Français sur 10 dans cette enquête jugent négativement son bilan en termes de « pouvoir d'achat ». Cette thématique qui s'est invitée dans la campagne pourrait donc bien réserver quelques surprises dans les prochains jours... Emmanuel Macron le sait : il ne suffit pas d'avoir un grain de folie pour être président, il faut aussi avoir un peu de chance. Ce fut le cas en 2017. Qu'en sera-t-il en 2022 ?