L'agression d'Yvan Colonna, le 2 mars, par un détenu djihadiste à la maison d'arrêt d'Arles, a embrasé depuis quelques jours l'île de beauté. Condamné à l'origine pour le meurtre du préfet Érignac, Colonna est aujourd'hui entre la vie et la mort. Les images des émeutes de Bastia à Ajaccio en passant par Corte sont impressionnantes mais suscitent finalement assez peu de commentaires politiques à Paris, à un mois de la présidentielle. En Corse, le malaise est grand pourtant, et dépasse largement les différents clans des « natios ». Malaise doublé d'une amertume. Car derrière l'étincelle, on trouve de multiples intérêts, haines cuites et recuites, histoires de familles, sur fond de combinazione politique digne d'un autre temps. Une fois encore, le « nouveau monde » du macronisme n'a pas su dépasser les malentendus et les antagonismes. À l'ombre des conciliabules, il les a plutôt exacerbé, en l'absence de véritable projet politique pour les Corses.
Une nouvelle ère
C'est ce qu'on apprenait cette semaine dans un article du Canard Enchaîné qui a jeté de nouveau de l'huile sur le feu. Signé de mes confrères Didier Hassoux et Christophe Labbé, il révèle les petits arrangements politiques en cours qui sont désormais compromis : « Les projets corses de Macron ruinés à la prison d'Arles », titre le journal satirique de révélation. En quelques paragraphes, on découvre ainsi que la réélection d'Emmanuel Macron devait permettre l'avènement d'une nouvelle ère des relations entre l'État et la collectivité territoriale corse. Concrètement, le château a joué ses dernières semaines natios contre natios, négociant en priorité avec Gilles Simeoni, président du conseil exécutif de Corse, lui assurant que plusieurs détenus (dont Colonna) pourrait être transférés sur l'île, et qu'après l'élection, le territoire insulaire profiterait d'une « autonomie de plein droit ». En échange, Simeoni s'engageait à soutenir publiquement Emmanuel Macron à la présidentielle, et écartait le turbulent Jean-Guy Talamoni, représentatif de la mouvance indépendantiste.
Le projet est donc tombé à l'eau, et notre ami Jacques Sisteron, précieuse « gorge profonde » dans les arcanes de la macronie, n'y va d'ailleurs pas par quatre chemins pour commenter sur Twitter cette bombe journalistique : « Quand #Macron joue à l'apprenti mazzeru... et joue des haines entre nation, il met le feu à l'île toute entière ». Traduction : Macron a joué à l'apprenti sorcier en Corse...
Alors maintenant que le mal est fait, c'est le Premier ministre Jean Castex qui a été appelé à la rescousse pour apaiser les tensions. Ce dernier a levé ce vendredi « dans un esprit d'apaisement » le statut de « détenu particulièrement signalé » (DPS) de Pierre Alessandri et d'Alain Ferrandi, eux aussi condamnés à la perpétuité pour l'assassinat du préfet Claude Érignac, le 6 février 1998 à Ajaccio. Le Premier ministre avait déjà pris la même décision trois jours plus tôt pour Yvan Colonna, qui lutte aujourd'hui pour sa survie dans un hôpital de Marseille. Pour l'heure, on ne sait pas encore si ces annonces d'urgence seront suffisantes pour calmer réellement la colère.
On en est en tout cas loin. Dans une tribune publiée hier dans Le Monde, Marie-Antoinette Maupertuis, présidente autonomiste de l'Assemblée de Corse, met carrément les pieds dans le plat en demandant de faire toute la lumière sur la tentative de meurtre d'Yvan Colonna : « Monsieur le président de la République et candidat à la prochaine élection présidentielle, la Corse est en train de revivre de sombres heures, suspendue au dernier souffle de vie d'un homme, Yvan Colonna, condamné pour le meurtre du préfet Érignac et incarcéré depuis dix-neuf ans à la suite de trois procès et d'une saisine de la Cour Européenne des droits de l'homme pour atteinte à la présomption d'innocence ». L'élue pose alors de nombreuses questions sur les circonstances de l'agression, et conclut : « Personne, ou presque, ne croit, en Corse mais aussi ailleurs en France, à une simple agression dans les prisons françaises d'un détenu par un codétenu ». Ajoutant, un peu plus loin dans son texte : « parallèlement, l'Etat profond sur l'île, ou depuis Paris, ne cesse d'oeuvrer pour qu'en Corse rien n'aille jamais mieux ».
La « bande du Petit bar »
Le contexte politique était déjà tendu ces derniers mois en Corse, mais le contexte judiciaire l'était encore plus. Début février 2022, le noyau dur de la « bande du Petit bar » d'Ajaccio a été renvoyée devant la cour d'assises par le juge d'instruction chargé d'enquêter sur le meurtre de l'avocat Antoine Sollacaro dix ans plus tôt. Antoine Sollacaro fut l'un des avocats d'Yvan Colonna... Entre 2018 et 2020, on a assisté dans les coulisses corses à des batailles homériques entre différents groupes criminels.
Sur la même période, la justice, aidée des gendarmes, a ainsi mis un terme dans plusieurs dossiers aux aventures de la célèbre « bande du Petit Bar », originaire d'Ajaccio.
En septembre 2020, leur chef présumé, Jacques Santoni, fut arrêté et mis en examen pour « complicité de tentative d'homicide en bande organisée », contre un rival présumé, Guy Orsoni, en septembre 2018. Or Guy est le fils d'Alain Orsoni, ancien leader nationaliste du Mouvement pour l'autodétermination (MPA), qui a travaillé un temps au Nicaragua pour la société de jeux Grupo Pefaco, qui gère des casinos, des machines à sous et des hôtels en Afrique et en Amérique du Sud, dirigée par Francis Perez. Alain et Francis sont amis car leurs pères respectifs étaient engagés à l'OAS (Organisation armée secrète), partisans de l'Algérie française (Jean Claude Perez est l'un des cofondateurs de l'OAS). Or, Alain Orsoni est entré dans le mouvement nationaliste en admirant Edmond Simeoni, l'un des grands leaders du mouvement autonomiste des années 1970, et qui n'est autre que le père de... Gilles Simeoni.
Pour ne rien arranger, à l'automne, dans la plus grande indifférence de Paris, un nouveau mouvement clandestin est apparu, le FLNC Maghju 21 (FLNC pour Front de libération nationale corse), et deux autres mouvement, le FLNC Union des Combattants et le FLNC du 22 octobre ont publié un texte commun évoquant l'éventualité d'une reprise de la lutte armée et adressé de façon précise de vives critiques à Gilles Simeoni, l'accusant d'avoir créé un nouveau « clanisme »...