LA TRIBUNE - Quelle est la genèse de votre ouvrage ?
DENIS COLOMBI - Cette idée est venue de mon blog "Une heure de peine" où je commente l'actualité en apportant un regard sociologique et en faisant de la vulgarisation. Il y a quelques années, le conseil départemental du Rhône avait proposé de verser une prime de Noël sous la forme d'un bon d'achat pour des cadeaux plutôt que sous la forme de liquide. L'idée derrière cette proposition est que cet argent serait mal utilisé. Les travaux de la sociologue Ana Perrin-Heredia ont analysé les budgets des ménages pauvres et ont montré que ces familles avaient une gestion assez rationnelle et efficace de leur budget. Mon billet de blog sur la proposition du conseil départemental a suscité beaucoup de commentaires et j'ai ainsi été contacté par mon éditeur. C'est une manière pour moi de continuer ce que je fais en tant qu'enseignant. La sociologie peut permettre d'éclairer un certain nombre de phénomènes auxquels nous sommes confrontés. Mon livre est avant tout un travail de vulgarisation.
Les pauvres sont parfois pointés du doigt lorsqu'il s'agit de gérer leur argent. D'où vient cette critique largement répandue ? Pourquoi cette stigmatisation persiste-t-elle ?
Cette idée est le produit d'une méconnaissance. Beaucoup de catégories de la population ignorent les exigences de la pauvreté et ce qu'elle impose. On sous-estime souvent les trésors d'ingéniosité et de calcul nécessaire pour gérer des petits budgets. Cette représentation est essentiellement morale. Beaucoup de personnes portent un regard moral sur la pauvreté et l'argent. En outre, les pauvres ont peu accès aux médias ou à d'autres instances politiques pour faire part de leurs problèmes et de leur mode de vie. Dans l'ouvrage, je m'appuie sur les travaux des sociologues qui font beaucoup de terrain pour tenter d'expliquer les choix et les calculs des pauvres.
La pauvreté est construite comme un problème public par différents acteurs politiques. Ils agitent cet épouvantail des pauvres qui consomment mal et dépensent mal leur argent. Le but de ces discours est de justifier la réduction des aides sociales, la baisse de la fiscalité sur les sociétés, sur les plus riches. Les pauvres ont très peu de représentants politiques pour porter ces sujets dans l'espace public.
Les classes moyennes et supérieures ont le sentiment que si les pauvres appliquaient leur mode de gestion de l'argent, tout irait pour le mieux. Est-ce vraiment le cas ?
Non, pas du tout. Les individus s'imaginent parfois qu'il y a une seule façon efficace de gérer son argent. Les pauvres sont pauvres parce qu'ils gèrent mal leur argent. C'est une lecture très moralisatrice du problème. Les classes moyennes et supérieures recommandent aux pauvres de mettre de l'argent de côté en épargnant. Lorsque l'on étudie précisément le budget des pauvres, l'épargne n'est pas forcément possible ou rationnelle. Les calculs réalisés par le Crédoc sur les budgets des plus pauvres montrent que si l'on enlève les dépenses précontraintes, les 10% en bas de la distribution finissent le mois avec environ 80 euros en moyenne. Avec cette somme, ils doivent subvenir à l'habillement, aux loisirs.
Même en épargnant, les ménages ne pourront pas sortir de la pauvreté. Est-il rationnel de mettre de côté pour rester dans la pauvreté ? Non, il est plus rationnel d'essayer de se faire un peu plaisir pour faire face à la privation engendrée par la pauvreté. L'épargne est un moyen de sortir de la pauvreté à condition de ne pas être pauvre.
Par ailleurs, les ménages pauvres ont souvent des comportements très rationnels. Lorsqu'ils stockent de la nourriture, c'est un comportement rationnel qui implique certains choix. Ils ne peuvent pas prendre de légumes frais et vont plutôt prendre de la nourriture non périssable moins bonne pour la santé. La pauvreté impose certains modes de consommation.
Vous revenez dans votre ouvrage sur tout le discours politique et médiatique qui consiste à dénoncer "le cancer de l'assistanat", les aides détournées pour acheter de l'alcool et du tabac. Comment expliquez-vous la permanence d'un tel discours ?
Cette permanence s'explique par l'ignorance au sujet de la pauvreté. Les sujets de la pauvreté sont abordés pour parler de soi et pas des pauvres. Lorsque Laurent Wauquiez évoque "le cancer de l'assistanat", il se positionne sur une ligne politique dure par opposition à ses adversaires. La pauvreté va servir les hommes politiques pour montrer qu'ils prennent des décisions courageuses et pas forcément traiter le problème. Ces questions sont saturées par les jugements moraux. Le rapport à l'argent est ambigu dans nos sociétés. C'est une valeur avec un poids judéo-chrétien très important. Donner de l'argent aux pauvres risque de les corrompre et de les transformer en personnes oisives. Pourtant, beaucoup de personnes qui gagnent énormément d'argent continuent de travailler.
Dans les représentations politiques, l'argent est vertueux lorsqu'il va aux riches et il est dangereux lorsqu'il va aux pauvres. Le risque d'une "trappe à pauvreté" est régulièrement évoqué pour justifier certaines réformes comme celle de l'assurance-chômage. Le meilleur remède à la pauvreté serait de rendre les gens encore plus pauvres pour espérer qu'ils se décident à en sortir. Les décennies récentes nous montrent que cela ne fonctionne pas.
Vous affirmez que "donner de l'argent aux pauvres pour les sortir de la pauvreté, ça marche". Pourtant, il existe de plus en plus de moyens pour contrôler les aides octroyées aux plus démunis. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Beaucoup de travaux en sociologie ou en économie comme ceux d'Esther Duflo et d' Abhijit Banerjee ont montré que donner de l'argent aux plus pauvres pour qu'ils sortent de la pauvreté est plus efficace dans les pays en développement. Cela fonctionne aussi dans les pays développés. Il est plus facile de planifier l'avenir, se projeter dans des études pour avoir un diplôme et s'insérer sur le marché du travail. Les personnes réduisent leur consommation de tabac et d'alcool lorsqu'ils savent qu'il y a un avenir.
Cette idée est difficile à accepter politiquement. Comme l'argent distribué aux pauvres est issu de l'assistance publique, les autres pensent que cela leur donne un droit de regard sur ce que les pauvres font avec cet argent. Il faut s'assurer que l'argent de l'allocation de rentrée soit bien utilisé pour les enfants et pas pour un smartphone. Or un smartphone peut permettre aussi de suivre la scolarité de ces enfants lorsque les parents n'ont pas de connexion à Internet.
En quoi l'assistance publique est-elle un moyen de contrôle des populations pauvres ?
C'est une question qui a été traitée par le sociologue Georg Simmel. Il a montré notamment que le niveau de l'assistance publique et des aides apportées aux pauvres permet juste de remplir les objectifs que la société s'est fixée pour eux. Ils ne doivent pas tomber dans la délinquance et ne pas constituer une menace pour les autres. Ils doivent également se rendre disponibles pour le marché du travail et assurer une production. L'assistance publique est une administration qui n'est pas gérée en fonction de l'intérêt de ses administrés mais de la société et de la communauté politique. On ne va pas interroger les pauvres pour savoir si les revenus d'assistance reçus sont suffisants et évaluer ces politiques publiques. Les enquêtes veulent savoir si cela a permis de réduire la délinquance, de faire revenir ces personnes sur le marché du travail. Cette administration est pensée comme un moyen de contrôle de ces populations.
Le sociologue Denis Colombi, enseignant en sciences économiques et sociales, auteur du blog « une heure de peine ». Crédits : DR.
La crise a provoqué une hausse de la pauvreté encore difficile à mesurer à ce stade. Les files d'attente dans les banques alimentaires se sont allongées. Quel regard portez-vous sur les effets de cette pandémie ?
Les indicateurs relevés par l'Observatoire des inégalités ou plusieurs associations montrent qu'il y a clairement une hausse de la pauvreté. Beaucoup de personnes se retrouvent privées d'emplois parce que l'activité diminue. Les plus fragiles économiques sont généralement les premiers touchés. Dans le même temps, on assiste à un regain d'intérêt politique pour la pauvreté. On pourrait se dire que c'est une bonne chose. Après la pandémie, cet intérêt risque de retomber alors qu'il restera toujours de la pauvreté. Le risque est d'agir contre la pauvreté seulement par opportunisme politique. Il serait préférable de se dire que la France a les capacités d'éradiquer complètement la pauvreté. Il manque surtout la volonté politique de le faire.
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Vous rappelez que le revenu universel a été aussi bien soutenu à gauche que par des figures du néolibéralisme comme Milton Friedman. Sur ce sujet, les débats font rage en France. Quelle est votre position sur ce dispositif ?
Je n'ai pas de position tranchée sur ce sujet. Je ne suis pas un ardent défenseur du revenu universel. Je l'évoque dans l'ouvrage car la solution la plus efficace pour réduire la pauvreté est de donner de l'argent à ceux qui en ont le plus besoin. La question est de savoir comment on donne cet argent et comment on rend cette proposition acceptable.
Sur le plan sociologique, il existe un paradoxe de la redistribution. Les politiques qui réduisent le mieux la pauvreté sont les plus universelles. Ce sont celles qui se concentrent le moins sur les pauvres et qui vont verser de l'argent de manière la plus large possible. Les politiques ciblées sur les plus pauvres sont les plus contestées. De ce point de vue, le revenu universel peut apparaître comme une bonne solution mais ce n'est pas la seule. L'économiste Thomas Piketty a proposé notamment un capital de départ. Bernard Friot a proposé l'idée d'un salaire à vie.
Sur le plan technique, ce genre de programme est applicable. Ces propositions suscitent néanmoins beaucoup de résistances politiques. L'idée que les gens ne vont plus travailler en touchant un revenu universel est très ancrée. Or des travaux empiriques montrent que le revenu universel ne décourage pas le travail. En revanche, cela peut entraîner une recomposition des emplois. Certains emplois qui sont actuellement mal payés et méprisés comme les éboueurs, les livreurs Uber pourraient être revalorisés et mieux considérés. L'expérience de la pauvreté est d'abord une expérience de privation économique. L'existence de la pauvreté est un problème politique.
Propos recueillis par Grégoire Normand