« L’industrie est redevenue tendance » (Jérôme Fourquet)

Directeur du service opinions de IFOP, auteur de L’Archipel français et de La France sous nos yeux, Jérôme Fourquet est un observateur fin des grandes lames de fond de notre société. Selon lui, la question industrielle est cruciale dans la perception que les Français ont de leur pays. (Cet article est issu de T La Revue n°16 - Réindustrialiser et décarboner la France)
(Crédits : © Julien FAURE / Leextra)

Dans La France sous nos yeux, vous consacrez un long passage à la question de l'industrie et expliquez que, sur ce point, la France a vécu une grande métamorphose. Quelle est-elle ?

Jérôme Fourquet Elle vient essentiellement du changement de modèle économique qui a démarré dans les années 1980. Nous sommes passés d'un modèle organisé autour de la production à un modèle tourné essentiellement autour de la consommation. Cela engendre des conséquences en cascades innombrables sur la définition des classes sociales, la disparition de certains métiers et l'émergence d'autres métiers, l'aménagement du territoire, etc. Sur le plan macro-économique, cela se manifeste par le creusement spectaculaire du déficit commercial et du déficit public, puisque la France produit de moins en moins, tout en consommant toujours plus. C'est pourquoi l'État, qui doit absolument maintenir le cycle de la consommation - alpha et oméga de notre modèle économique -, a eu recours à de l'endettement public via les prestations sociales au sens large, ou via les embauches dans la fonction publique, pour injecter du carburant dans l'économie. Un million de fonctionnaires ont été recrutés dans les vingt dernières années. Dans nombre de territoires désindustrialisés aujourd'hui, les deux premiers employeurs sont l'hôpital public et la grande surface du coin. La boucle est bouclée puisque dans la caisse enregistreuse de ce supermarché tombent les salaires des fonctionnaires de l'hôpital, des retraités et des minimas sociaux. C'est cela le modèle cohérent, pas forcément vertueux, de la grande métamorphose qui s'est progressivement mise en place.

Peut-on objectiver la désindustrialisation avec quelques chiffres ?

J. F. La désindustrialisation est souvent associée aux années 1970 et au début des années 1980 avec les fermetures dans les charbonnages, la construction navale dans certains ports et dans la sidérurgie. Tout cela a bel et bien existé et fut très douloureux. Ce dont nous avons moins conscience est que cela ne s'est ensuite jamais arrêté. Si l'on reste dans l'univers de la métallurgie, on peut se dire que le processus a été de couler en continu. Nous nous sommes attardés entre 2008 et 2020 sur les fermetures de sites industriels. L'hécatombe s'est poursuivie puisque plus de 940 sites de plus de 50 salariés ont fermé. Nicolas Dufourcq, le DG de la BPI, estime qu'entre 2008 et 2015, la France a perdu la moitié de ses usines, soit un tiers des postes en termes d'emplois industriels. Ce phénomène n'est pas propre à la France, d'autres pays l'ont vécu. Notre spécificité est la violence du phénomène.

Pourquoi cela a-t-il été plus violent chez nous ?

J. F. Peut-être parce que la France fabriquait de la qualité espagnole à des prix allemands, ainsi que le dit de façon acerbe une maxime qui circule dans les milieux industriels. Peut-être aussi parce que nous faisions reposer beaucoup de notre modèle social collectivement choisi sur la production. Aussi, lorsque la grande métamorphose advient, cela provoque un choc violent. La France a aussi fait avec la stratégie de ses moyens.

Enfin, je considère que les élites hexagonales ont vécu cette désindustrialisation avec beaucoup plus de fatalisme qu'ailleurs sur le thème d'une espèce d'inéluctabilité économique comme s'il y avait une loi historique qui engendrait de la même façon que nous avions dit au revoir au secteur primaire dans les années 1960, le temps était venu de dire adieu au secteur secondaire que représentait l'industrie. Cela pour laisser place à un discours évangélisateur sur l'entreprise sans usines, à la financiarisation de l'économie. Nous nous sommes moins battus que les autres.

Pourquoi ?

J. F. La France possédait alors des fleurons du secteur tertiaire. Des assurances, des banques, de la grande distribution. Ces acteurs économiques voyaient d'un bon œil le fait d'être perçus comme des valeurs d'avenir. À cela s'est ajouté, dans certains milieux de gauche et de droite, que l'industrie était devenue un peu ringarde et qu'il fallait passer à autre chose. L'exemple emblématique est celui d'un téléscopage de l'histoire qui raconte les transformations. Le 31 mars 1992, l'emblématique usine Renault de Boulogne-Billancourt ferme définitivement ses portes. Douze jours plus tard, le 12 avril 1992, a lieu l'inauguration de Disney en grande pompe. On passe de Billancourt à Mickey. Disney, aujourd'hui, c'est la première destination touristique européenne, 16 millions de visiteurs, et c'est également le premier employeur monosite de France avec 16 000 salariés. La France moderne de 1992 est incarnée par Disney. Puis, durant les années Jospin entre 1997 et 2002, Dominique Strauss-Kahn gère un ministère de l'Économie d'une taille colossale avec un ministère de l'Industrie relégué, pour la première fois de l'histoire, au rang de secrétariat d'État. Ces marqueurs disent l'air du temps d'une époque. Ils disent aussi la vision de l'industrie qui était la mieux partagée à l'époque : un truc de l'ancien temps. On se met même à parler d'industrie bancaire et d'industrie touristique dans une vision schumpétérienne de l'économie et du monde.

Toile sombre, toutefois une impression qu'une inversion de tendance s'est opérée ces dernières années ?

J. F. L'impression est juste. Depuis 2016, la France repasse en positif dans la balance Trendeo qui s'intéresse à l'ouverture ou à l'agrandissement de sites versus la fermeture. C'est un premier signal positif. Ce sont des ouvertures modestes en nombre de salariés par rapport à ce qu'était Billancourt, mais les petites rivières font les grands fleuves. Les Giga Factory à côté de Grenoble ou l'usine de batteries du Nord comptent plus de 1 000 salariés. Signe que quelque chose est en train de se passer.

Cela signifie-t-il qu'au sein des élites l'industrie est redevenue tendance ?

J. F. Complètement. La bataille d'opinion a eu lieu, elle a été gagnée et l'industrie redevient une valeur importante. L'homme à la marinière (Arnaud Montebourg, NDLR) n'a pas joué pour peu dans cette affaire. Emmanuel Macron également. Cela malgré son discours sur la start-up nation même s'il n'a jamais opposé l'industrie et la nouvelle économie. « Choose France » en est un des exemples intéressants. L'honnêteté intellectuelle est enfin de dire qu'en 2016, cette équipe-là n'est pas encore au pouvoir et que le pacte de compétitivité décidée par François Hollande et son gouvernement a contribué à cette embellie.

Comment la population évolue-t-elle ?

J. F. Cela converge. La fin des usines de métal du Nord, la fermeture de PSA Aulnay en 2012 et celle d'usines agroalimentaires en Bretagne au moment des Bonnets rouges a accéléré la prise de conscience de la population. Même ceux qui ne s'intéressaient pas à l'industrie ont compris que si les choses continuaient au même rythme, il ne resterait rien. Aussi, la population était prête pour un nouveau discours sur l'industrie. Cela a été acté au moment de la pandémie avec la polémique du Doliprane ou l'incapacité de produire des masques. De même avec la pénurie de moutarde à la suite du déclenchement de la guerre en Ukraine. L'impression que le granit français, comme l'électricité, tombait.

Cela contribue-t-il à la déprime ?

J. F. La prise de conscience du délabrement industriel français y a contribué. Toutefois, je considère que tout le monde a compris l'importance d'une souveraineté industrielle française, l'importance des circuits courts, etc. et que cela, cette idée de refonder l'industrie, peut aussi engendrer une confiance nouvelle. La façon dont on perçoit l'industrie contribue pleinement à l'état mental d'un pays. La substance économique dans nos imaginaires vient aussi de l'industrie. Les annonces « Choose France » et les « filières d'avenir » peuvent redonner de l'espoir, mais il faudra aussi que des cordons d'inauguration soient coupés pour que cela soit réellement tangible.

Quels sont les freins à l'industrialisation qui demeurent dans l'opinion ?

J. F. Le fameux « Not in My Backyard » reste présent. Comme si les Français disaient « la réindustrialisation est une bonne idée », mais pas à côté de chez moi. Cela se produit régulièrement, notamment dans les régions qui n'ont pas trop de problèmes de chômage. Notamment dans l'Ouest de la France. De plus, nos normes administratives font que tout projet d'implantation prend plus de temps en France qu'ailleurs.

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T16

Commentaires 2
à écrit le 23/09/2023 à 17:08
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Certes, mais Diable s'habille toujours en Prada. En France, c'est plutôt chez LVMH.

à écrit le 23/09/2023 à 15:43
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"Elle vient essentiellement du changement de modèle économique qui a démarré dans les années 1980." il a commencé au milieu des années 1970, quand il a été décidé que les politiques de soutien à l'agriculture et à l'industrie faussaient la concurren...

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