C'est un amendement que peu de députés ont vu venir, et certains d'entre eux accusaient le coup, ce lundi, au matin de l'adoption définitive de la loi portant sur l'élargissement du pass sanitaire. "Ça m'a perturbé toute la nuit, et encore ce matin. J'ai l'honnêteté intellectuelle de reconnaître que je n'ai rien vu", lâche le député Jean-François Mbaye, élu LREM, présent en séance jusqu'à l'adoption du texte, à 00H40, lundi matin. "Dans l'hémicycle dimanche soir, j'apprenais à certains élus de la majorité que cet article existait. Ils ne réalisaient pas", précise le député Guillaume Chiche, ancien membre de la majorité et actuellement porte-parole du parti les Nouveaux Démocrates. L'article de loi en question ? Celui qui autorise les employeurs à rompre unilatéralement les contrats à durée déterminée (CDD) des salariés en cas de non présentation d'un passeport vaccinal (vaccination, test négatif de moins de 48H ou certificat de rétablissement).
Dans le sprint législatif du texte de loi, débutée jeudi dernier, les regards se sont en effet focalisés ce weekend au Sénat sur l'article visant à rendre possible le licenciement des salariés en CDI non-titulaire d'un pass sanitaire. Introduit en première lecture à l'Assemblée nationale, cette mesure hautement inflammable a finalement été retoquée par les sénateurs du Palais du Luxembourg, puis en Commission mixte paritaire - où les deux chambres ont trouvé un accord.
C'est ainsi que la mesure sur les CDD, initiée par un amendement gouvernemental lui aussi en premier lecture, est passée sous les radars. Alors que les élus de la chambre haute et basse pensaient avoir fait reculer le gouvernement, des rupture de contrats seront bien possibles pour les salariés récalcitrants au pass sanitaire. "On a lâché sur les licenciements pour les contrats en CDI, ce n'était pas possible de le faire sur les CDD", se fend Guillaume Gouffier Cha, député LREM et rapporteur du projet de loi.
L'article législatif est explicite :
Le contrat de travail à durée déterminée peut être rompu avant l'échéance du terme, à l'initiative de l'employeur, selon les modalités et conditions définies pour le licenciement mentionné à l'article L. 1232‑1 du même code et, pour les salariés protégés, au livre IV de la deuxième partie dudit code.
2,29 millions d'actifs en CDD
La loi votée dimanche soir supprime également les dommages et intérêts d'un montant au moins égal aux rémunérations qu'auraient pu percevoir le salarié jusqu'au terme de son CDD. Un disposition inscrite dans le code du travail en cas de rupture du contrat de la part de l'employeur, en dehors des cas de faute grave, de force majeure ou d'inaptitude constatée par le médecin du travail.
Les travailleurs en CDD pourront également être suspendu et privé de salaire le temps de justifier d'un pass sanitaire - ou alors poser des congés ou du sans solde - à l'instar des mesures votées pour les salariés en CDI. Il peuvent également être transférés à un poste non exposé au public. La rupture de contrat interviendrait en dernier ressort, mais elle est bien réelle.
L'obligation du pass sanitaire concernera les travailleurs des secteurs d'activités recevant du public, à l'instar des loisirs, de la restauration commerciale ou de débit de boissons, les foires, séminaires et salons professionnels. Elle sera effective au 30 août 2021. Selon les données publiées en 2020 par l'Insee, sur les 27 millions d'actifs en France, 2,29 millions de salariés étaient embauchés en CDD. C'est environ 8,5% de la population active.
Soutenir l'économie dans un contexte de flambée du variant
Cette disposition ouvre de nombreuses questions. D'abord d'ordre économique, à l'heure de la reprise et alors que la saison touristique bat son plein. L'usage des CDD est très forte dans les secteurs du service, notamment celui de l'hôtellerie et de la restauration. Or l'instauration d'un pass sanitaire pourrait freiner les perspectives de recrutement alors que ces activités sont en proie à une pénurie de main d'œuvre, estiment plusieurs personnes interrogées. "J'entends ce risque et les difficultés que cela peut instaurer. Mais c'est ça ou la fermeture. Le but, il est clair : ce n'est pas de faire la saison estivale et ensuite d'imposer un reconfinement à la rentrée. Il faut pousser les gens à la vaccination", explique le rapporteur du texte. Même le syndicat patronal du Medef est surpris de cette annonce. "L'obligation du pass sanitaire pour ces salariés répond à une seule ambition du gouvernement : mettre clairement la pression sur les citoyens et les travailleurs pour accélérer la campagne de vaccination", explique Patrick Martin, président délégué du Medef.
Pour Caroline Diard, enseignante-chercheur en management des ressources humaines et droit du travail à l'EDC Paris Business School, c'est clairement un mauvais calcul, du moins économique. "Cette mesure sera catastrophique et va accentuer les difficultés de recrutement. C'est surtout la porte ouverte au travail dissimulé, d'autant plus que les secteurs concernés usent déjà énormément des CDD est sont connues pour enfreindre déjà très souvent les règles. Le pass sanitaire et le risque de rupture de contrat CDD vont accentuer la fraude", estime Caroline Diard. Au final, la loi va rajouter "de la précarité à des salariés déjà précaires".
"Soit tu te vaccines, soit tu ne peux pas remplir ton frigo"
Du côté de la majorité et du gouvernement, on justifie cet amendement comme un mal nécessaire pour ne pour endiguer la reprise économique tout en contenant l'épidémie. "Il faut accélérer. Un chef d'entreprise qui ne pourra pas faire travailler un salarié en CDD car il refuserait la vaccination ou les tests de moins de 48 heures, c'est un problème pour l'activité", poursuit Guillaume Gouffier Cha. "Serait-il cohérent de garder un salarié - qui par exemple effectue un remplacement - alors qu'il ne pourra pas effectuer la tâche qu'on lui demande, et qu'il n'est pas en règle ?", interroge l'autre élu de la majorité, Jean-François Mbaye, qui se dit toutefois mal à l'aise avec cet article de loi.
Un argument qui fait bondir le député Guillaume Chiche. "Le texte de loi vient brandir une menace économique, une menace à la pauvreté et à la précarité, pour forcer à la vaccination. Ce texte est cynique et propose une vision déshumanisante. La règle, édictée par le gouvernement, est celle-ci : soit tu te vaccines, soit tu ne peux pas remplir ton frigo".
Pour le député LREM Jean-François Mbaye, auteur d'un rapport remis au Premier ministre portant sur les CDD d'usage, le cadre de la loi risque en effet de compliquer l'intégration professionnelle des détendeurs de ces contrats à durée déterminée et perturber certaines activités économiques. "Il risque d'y avoir un décrochage pour l'arrière saison, avec un manque de main d'œuvre de saisonniers", envisage-t-il. Surtout, les salariés qui multiplient les CDD d'usage vont être doublement pénalisés, estime-t-il : d'abord par le contexte de crise sanitaire, où par exemple l'activité dans l'événementiel est déjà plus faible, et ensuite par cette contrainte législative, qui risque de ne pas entraîner un renouvellement du contrat ou une transformation en CDI. "La vrai question, c'est comment attirer l'ensemble de la population vers la vaccination", poursuit l'élu.
Fracture vaccinale
"Le problème est bien là, reprend le député Guillaume Chiche, qui a voté contre le texte. La carte vaccinale française correspond peu ou prou à celle de la pauvreté en France. Les personnes qui se font le moins vacciner sont celles qui sont les plus précaires sur le marché de l'emploi. Et comble du cynisme, c'est également cette frange qui a été durement frappé par le Covid lors des premières vagues, du fait de la promiscuité des logements ou de leurs emplois en première ligne".
Les données calculées par le géographe de la santé Emmanuel Vigneron mettent en effet en évidence une France à plusieurs vitesse de vaccination. Les disparités sociales y ressortent très nettement. Rien qu'en région parisienne, les populations les moins vaccinées sont issues des quartiers les plus populaires du Nord-Est parisien, de la Seine-Saint-Denis ou encore l'Est de la Seine-et-Marne. Elles affichent un taux de sous-vaccination de 15 à 30% par rapport à la moyenne nationale, quand celles issues des quartiers les plus riches et centraux enregistrent un taux de 15 à 30% supérieur à la moyenne. Et c'est dans ces territoires déshérité les plus pauvres que le Covid-19 a généré une plus forte surmortalité.
Selon les données publiées par l'Insee à partir des décès enregistrés à l'état civil, la Seine-Saint-Denis a enregistré, lors de la 1er vague en 2020, le plus fort taux de surmortalité en Île-de-France, sur la période du 1er mars au 19 avril. Il était ainsi de 130 % environ, contre 74 % à Paris, notait l'Ined.
L'étude pointait notamment des inégalités dans l'accès aux soins et la prise en charge par le système de santé pour les habitants de Seine-Saint-Denis, le département qui présente la plus faible densité de médecins libéraux, aussi bien généralistes que spécialistes. Un accès au soin donc plus difficile et une culture du "care" plus éloignée pour ces populations, qui pourraient également expliquer aujourd'hui - entre autre - un plus faible taux de vaccination.
Des mesures contre-productives
Mais pour le rapporteur du texte de loi, Guillaume Gouffier Cha, "il faut arrêter avec la petite musique qui suggère que les vaccins ne sont pas accessibles. Plus de 3 millions de rendez-vous ont été débloqués depuis l'allocution du Président de la République. En banlieue comme partout, il faut que les gens prennent le temps de se faire vacciner. Tout travailleur à la possibilité et la liberté de se faire vacciner contre le Covid-19. C'est essentiel pour l'économie".
Une position qui ne convainc par le député Guillaume Chiche. "En menaçant les gens sur le front de l'emploi, je ne suis pas certain qu'on va les responsabilisé davantage et les pousser à se faire vacciner. C'est même contre-productif". Pour l'élu de la majorité LREM, Jean-François Mbaye "les titulaires de CDD sont des publics fragilisés sur le plan de l'emploi et parfois éloignés de la vaccination. Il faut arrêter de brandir le bâton et renforcer la pédagogie."
Le texte est désormais sur le bureau du Conseil Constitutionnel, qui statuera sur la conformité du texte. Car au delà des questions économiques, sanitaires et sociales que posent la possibilité de rompre un CDD pour les non-détenteurs du pass sanitaire, il y a la question de l'égalité. "Il se pourrait bien que les juges estiment que ce texte introduise une rupture d'égalité entre les salariés en CDI et ceux en CDD", relève Jean-François Mbaye. La décision des sages est attendue le 5 août.