La flambée des prix de l'énergie pèse lourdement sur le porte-monnaie des Français. Le prolongement de la guerre en Ukraine va encore pousser l'inflation à des niveaux record, alors qu'elle est partie pour dépasser les 4% sur un an en mars selon l'Insee après avoir déjà atteint 3,6% en février, et qu'elle pourrait atteindre autour de 4,5% au deuxième trimestre si le prix du baril atteignait 125 dollars. Face à cette poussée des prix, la question des bas salaires ressurgit à trois semaines de l'élection présidentielle. Actuellement, environ 2 millions de personnes sont payées au SMIC en France. Il est fixé aujourd'hui à 1.600 euros brut, soit 1.269 euros net.
Face à cette hausse du coût de la vie, la plupart des candidats à la présidentielle ont fait des propositions sur les bas salaires. Durant son mandat, le gouvernement a refusé avec constance tout "coup de pouce" au Smic, se contentant des indexations automatiques sur l'inflation prévues par la loi. Pour booster le pouvoir d'achat des salariés, l'exécutif a privilégié la mise en place de primes exonérées d'impôt et de cotisations sociales. Emmanuel Macron n'a pas évoqué le thème du salaire minimum dans la présentation de son programme jeudi dernier à Aubervilliers. Il a en revanche proposé que "la prime de pouvoir d'achat sans charge ni impôt soit portée jusqu'à 3.000 euros par an, alors qu'elle est aujourd'hui à 1.000 euros depuis 2019." Il a en outre proposé un dégel du point d'indice pour les fonctionnaires dès cet été s'il est réélu. Pour "libérer le pouvoir d'achat", la candidate LR Valérie Pécresse promet une hausse de 10% en 5 ans des salaires inférieurs à 2.800 euros net, et la possibilité de convertir les jours de RTT en salaire.
De son côté, Marine Le Pen (RN) ne souhaite pas augmenter le Smic ni prendre "aucune mesure qui soit une contrainte pour les entreprises qui ne pourraient pas y faire face". En revanche, elle souhaite, si elle est élue, exonérer de cotisations patronales les entreprises qui augmenteront de 10% les salaires de ceux qui gagnent jusqu'à trois SMIC. Pas d'augmentation du Smic non plus pour le candidate d'extrême droite Eric Zemmour, dont la principale proposition dans le domaine consiste à baisser la CSG pour une partie des salariés jusqu'à 2.000 euros, afin de rendre un 13e mois aux Français (100 euros de plus par mois). Seul candidat de gauche à passer la barre des 10% dans les sondages, Jean-Luc Mélenchon (LFI) promet s'il est élu de porter le Smic à 1.400 euros net, et de convoquer des négociations salariales dans toutes les branches. Après cette dernière proposition, La Tribune a posé la question à deux personnalités du monde économique : faut-il augmenter le Smic à 1.400 euros net ?
La pandémie a mis au grand jour un fort contraste entre « les premiers de corvée », des personnes dont l'emploi est indispensable, mais qui ont souvent des conditions de travail difficiles, avec des temps partiels subis, des horaires de travail atypiques ou fractionnés, et ceux qui ont pu télétravailler et sont souvent beaucoup mieux rémunérées. Les salaires en France ne reflètent pas l'utilité sociale des emplois. Les revendications salariales des salariés, dits non qualifiés, mais dont les compétences ne sont pas reconnues, sont légitimes.
La hausse du SMIC permettrait de réduire les inégalités de salaires entre les femmes et les hommes. 60% des travailleurs au SMIC sont des femmes. Les métiers principalement occupés par des femmes dans le soin ou le lien social doivent être revalorisés. Un SMIC plus élevé rendrait ces métiers plus attrayants. Beaucoup de ces postes ne trouvent preneurs aujourd'hui que par des immigrés récents, qui n'ont guère le choix. En outre, les emplois payés au SMIC ne sont pas directement exposés à la compétition internationale, que ce soit ceux du lien, du soin, de l'hôtellerie-restauration, de l'entretien des locaux.
Naguère, le salaire minimum en France était beaucoup plus élevé qu'à l'étranger. Ce n'est plus le cas. Le salaire minimum français est actuellement à 10,57 euros alors qu'il sera à 11,4 euros au 1er avril en Grande-Bretagne. Il est à 9,82 euros en Allemagne et doit augmenter à 12 euros durant ce mandat parlementaire. Aux États-Unis, Joe Biden a prévu de le faire passer à 15 dollars, soit 13,2 euros. Dans beaucoup de pays, le salaire minimum a beaucoup augmenté ces dix dernières années : 50% en Espagne, 60% au Royaume-Uni, 100% en Pologne. Ces hausses n'ont pas augmenté le chômage en Allemagne ou au Royaume-Uni contrairement à ce qui avait été prédit. La France va réussir à faire adopter une directive européenne, qui doit inciter les pays à adopter un minimum de salaire de 60% du salaire médian, le niveau français actuel. Au Royaume-Uni, l'objectif est déjà passé à deux tiers du salaire médian. La France pourrait également se donner cet objectif. Ce qui pourrait impulser des hausses des salaires minimums en Europe.
Il est absurde de prétendre que le SMIC deviendrait supérieur à la productivité du travail des non qualifiés car la productivité de la quasi-totalité des métiers ne peut pas être définie indépendamment de leur salaire. La substitution du capital au travail ne joue pas non plus pour des métiers comme ceux du soin. En sens inverse, la hausse du salaire minimum aurait un effet d'entraînement sur la demande.
Cette hausse nécessitera une augmentation des prix des services, publics ou privés, fournis par ces métiers. La revalorisation des bas salaires doit être compensée par une baisse du pouvoir d'achat des classes moyennes et supérieures, qui devront payer plus cher les services à la personne. Compte tenu des défis écologiques, aller vers une société plus égalitaire va dans le bon sens. En parallèle, pour lutter contre la pauvreté au travail, la situation des emplois précaires doit être améliorée. Dans le cadre des négociations collectives, les entreprises et les syndicats doivent résorber le recours à la sous-traitance, aux faux auto-entrepreneurs, au temps partiel subi et au temps fractionné. Le salaire représente la valeur du travail fourni. Il n'est pas satisfaisant qu'il doive être complété par une prestation, comme la prime d'activité. Les prestations doivent être réservées aux personnes qui ne travaillent pas ou à la compensation des charges familiales.
Je suis pour l'emploi et la baisse de la pauvreté, dont la pauvreté laborieuse. Si le travail peu qualifié coûte plus cher, il y aura moins d'emplois peu qualifiés : une hausse du SMIC peut se retourner contre les principaux bénéficiaires du salaire minimum. En Espagne, une récente étude réalisée par des spécialistes reconnus du marché du travail de la banque d'Espagne a montré que la forte hausse du salaire minimum (plus de 20%) en 2019 aurait contribué à détruire entre 90.000 et 180.000 emplois dès la première année. Il ne faut pas prendre ce risque et lutter plus efficacement par d'autres moyens contre la pauvreté et le chômage. Une hausse du salaire minimum n'a pas forcément d'effet défavorable sur l'emploi dans des pays où le salaire minimum est très bas, ce qui n'est pas le cas de la France.
Le mode de revalorisation du salaire minimum est assez spécifique en France, comparé aux autres pays. La France a déjà une indexation du SMIC sur l'inflation qui garantit le maintien de pouvoir d'achat des travailleurs au salaire minimum, et sur la moitié des gains de pouvoir d'achat d'un index salarial. Ce mécanisme existe dans très peu de pays. Sur la trentaine de pays de l'OCDE qui ont un salaire minimum, seulement quatre appliquent ce mécanisme. Dans le rapport du groupe d'experts sur le SMIC, nous montrons que la France est l'un des pays où le salaire minimum a été le plus revalorisé sur les deux dernières années. A l'échelle de l'OCDE, la France se situe à un niveau élevé du coût du travail au SMIC malgré les allègements de contributions sociales patronales.
Le revenu net d'un salarié à temps plein au SMIC correspond en France à 80% de celui d'un salarié au salaire médian. Parmi les pays de l'OCDE, la France est en tête du classement. Les gains de la mobilité salariale sont donc très faibles en France. Un salarié à temps plein au SMIC qui sacrifie une partie de sa vie personnelle et familiale pour parvenir au salaire médian ne profite que d'un gain très faible. Dans tous les autres pays de l'OCDE, ce gain est bien plus élevé.
Les simulations réalisées dans le cadre du rapport sur le groupe d'experts sur le SMIC montrent que la pauvreté baisse davantage en augmentant la prime d'activité qu'en augmentant le SMIC à coût équivalent pour les administrations publiques. La pauvreté ne dépend pas seulement du niveau de salaire horaire. Elle peut dépendre du revenu du conjoint et de la situation du foyer. Cet aspect est pris en compte dans la prime d'activité et non dans le SMIC. Les principaux facteurs de pauvreté sont le nombre d'heures travaillées et la situation familiale. Ce n'est pas le salaire horaire. Une personne qui travaille 10 heures par semaine avec un salaire horaire égal à deux fois le SMIC est quand même pauvre. Pourtant, son salaire est égal à deux fois le SMIC. La prime d'activité prend en compte les situations exactes de pauvreté.
Il ne faut pas confondre coup de pouce et augmentation du SMIC. Dans les autres pays développés qui possèdent un salaire minimum, les revalorisations sont décidées uniquement par les pouvoirs publics. Il n'y a pas de mécanisme de revalorisation automatique. En France, le débat serait plus sain si le gouvernement avait l'entière responsabilité de la revalorisation du SMIC. Il pourrait s'expliquer sur ses choix, en bénéficiant de l'avis indépendant du groupe d'experts. L'automaticité dénature le débat et déresponsabilise le pouvoir exécutif.
Par ailleurs, l'un des principaux risques pour une personne au SMIC est d'y rester, parfois durablement. Il faut s'interroger sur les mécanismes susceptibles de pouvoir sortir les gens du SMIC. Il faut s'attaquer aux questions de mobilité salariale. Il s'agit par exemple de travailler sur la formation pour les personnes en bas de l'échelle des revenus. Il faut également travailler sur les désincitations au travail et à l'articulation entre les salaires et les prestations sociales. Lorsque les revenus du travail augmentent, les gains nets sont faibles. L'une des pistes est de baisser les prélèvements sur ces prestations. Il faut que le travail paie davantage en France. Enfin, des débats doivent être menés pour lutter contre le temps de travail partiel contraint si on veut lutter contre la pauvreté laborieuse.
Propos recueillis par Grégoire Normand