
Subventions, barrières à l'entrée... Les tabous autour du protectionnisme tombent un à un après des décennies de consensus - apparent - sur le libre-échange. Emmanuel Macron tente de muscler son discours au moment où les relations économiques se tendent avec nos partenaires, à commencer par les Etats-Unis et leurs 1.000 milliards de dollars d'aides au made in USA. Fraîchement rallié à l'idée d'un protectionnisme intelligent, le chef de l'Etat a suggéré le 11 mai dans son plan pour la réindustrialisation que les appels d'offres publics puissent « favoriser la production européenne » sur « les marchés les plus critiques : panneaux solaires, éoliens, pompes à chaleur ».
Rien ne dit que les industriels tricolores en profiteront mais les mots d'Emmanuel Macron marquent une rupture. La non-discrimination dans les appels d'offres, principe fondateur du marché commun, est remise en cause par un Etat membre. Cette règle était déjà très critiquée depuis des décennies par ceux qui s'étonnent de voir la police rouler en Ford ou les écoles se couvrir de panneaux solaires chinois. Alors, la commande publique doit-elle favoriser le made in France ?
Pourquoi aujourd'hui se poser la question de savoir si la commande publique peut favoriser le « made in France » ? La réponse tient en deux termes liés : le retour en grâce de l'industrie que peu de personnes désormais considèrent comme un secteur dépassé au nom de la modernité et celui de la notion de souveraineté industrielle.
Contrairement à ce qui est fréquemment avancé, le principal obstacle pourrait ne plus se situer du côté de l'Europe, celle-ci ayant largement mis en sourdine la politique de concurrence constatant ce qui se fait tant du côté américain que chinois. Le véritable obstacle se situe plutôt dans le maintien de règles gestionnaires ou comptables dans l'achat public, en particulier à un moment où le thème du nécessaire retour à l'équilibre des comptes publics se fait plus pressant.
Acheter au moindre coût reste un objectif assumé pour l'Etat mais aussi pour les régions, les hôpitaux publics. Au risque d'une incohérence totale : à quoi servirait, par exemple, de soutenir la production de masques en tissu virucide en France si les acheteurs publics continuent d'acheter des masques jetables chinois moins chers ?
L'achat public devrait prendre en compte non seulement le coût d'acquisition immédiat mais le cycle de vie complet du produit ou de l'équipement acquis. Il ne serait pas non plus incohérent que soient prises en compte ce que les économistes appellent les externalités négatives comme positives liées à cet achat : l'empreinte carbone fait partie de ces externalités. Un bien produit en France ou en Europe a toutes les chances d'avoir une empreinte carbone meilleure que celle d'un produit chinois non seulement en raison des coûts de franchissement de la distance mais aussi parce qu'il n'y plus de place en France et en Europe pour des productions peu soucieuse de la nature.
On se souviendra peut-être des riches heures de la planification industrielle française. L'acteur public assumait alors, dans les années 1960-1970, les quatre rôles essentiels de chercheur, de producteur, de financeur et d'acheteur. La filière française du nucléaire ou celle des télécoms n'auraient jamais vu le jour si le CEA ou le CNET n'avaient pas existé, si Framatome ou Alcatel n'avaient été sous forte influence publique à défaut d'être nationalisées, si la commande publique (EDF, les Postes et Télécommunications devenues par la suite France Télécom) n'avait pas assuré les débouchés garantis. La même configuration pourrait être évoquée à propos de l'aéronautique, ou encore du ferroviaire. Les clients, qu'ils se nomment Air France, l'armée française (pour les avions de chasse de type Mirage ou Rafale par la suite) ou la SNCF, participaient par leurs achats à garantir aux producteurs (français) les débouchés nécessaires à leurs investissements.
Ce bel ordonnancement s'est progressivement déréglé sous un triple effet : l'ouverture des marchés publics à la concurrence, notamment européenne ; le quasi-abandon des politiques industrielles, le souci des acheteurs publics de mieux contrôler leurs budgets et leurs dépenses et, par conséquent, de ne plus privilégier les producteurs selon leur nationalité (française) mais selon un critère de prix.
Au XXème siècle, la commande publique a bien été le moteur du plan nucléaire, du rattrapage téléphonique, du grand plan ferroviaire. L'Etat a favorisé des champions nationaux dans une logique de « colbertisme high tech ». Depuis l'adoption de l'Acte unique, aucun pays de l'Union européenne n'a le droit de favoriser une entreprise sur un critère national.
En revanche, il est possible d'introduire des critères écologiques et sociaux si on a une stratégie très volontariste de transition. Toute l'habileté est de promouvoir des activités au nom de l'écologie mais pas d'une préférence nationale.
Rétablir la préférence nationale dans la commande publique reviendrait à un Frexit. Si un pays se comportait de manière provocatrice en rétablissant une préférence nationale, on entrerait dans une guerre commerciale de tous contre tous dans l'UE qui provoquerait immanquablement des mesures de rétorsion des pays lésés. On a d'ailleurs frôlé une crise entre pays européens au début de la pandémie quand certains pays ont tenté de conserver pour eux leur production de masques alors que l'Italie en avait besoin, ou lors de la pénurie de composants électroniques.
La question est d'établir l'échelle pertinente pour fixer la politique commerciale : régionale, nationale ou européenne ? La réponse doit être européenne face à la taille de nos concurrents, notamment le double défi sino-américain, commercial et technologique. Trois options sont ouvertes : l'alignement sur les Etats-Unis, le pont entre la Chine et les Etats-Unis au nom du multilatéralisme ou l'affirmation de l'Europe comme puissance autonome poursuivant ses propres intérêts. L'Europe tente cette troisième voie pour s'affirmer comme un pôle géopolitique autonome guidé par sa propre stratégie. Cela ne va pas sans difficultés car les pays membres sont partagés et l'ADN de la Commission est libre échangiste.
Au niveau européen, la grammaire du soutien à l'industrie a fait de grands progrès et suit un modèle différent du colbertisme français. Les PIIEC (projets européens importants d'intérêt commun européen) ont assoupli les règles d'aides publiques aux entreprises, les exigences de concurrence. On l'a vu avec la mobilisation d'une subvention publique de 2,9 milliards d'euros pour l'usine de composants électroniques de STMicroelectronics et GlobalFoundries à Crolles, avec l'inauguration de la vallée de la batterie dans le Nord la semaine passée ou les usines d'électrolyseurs dans l'hydrogène.
Les PIIEC permettent de définir des règles communes et de laisser les pays attirer des usines sur leur sol mais sur la base de critères transparents. La dépendance à l'automobile électrique chinoise ou aux composants électroniques asiatiques concerne pareillement tous les Etats membres de l'UE mais l'Allemagne et la France rivalisent pour les implantations sur leur sol.
Emmanuel Macron a raison de parler de préférence européenne, prochaine étape de l'affirmation de l'UE comme bloc géopolitique. L'Union européenne manque d'instruments commerciaux. Elle vit un moment de vérité marqué par une conjonction inédite de crise climatique, sanitaire et géopolitique. Face au programme Biden (NZIA) et aux pratiques chinoises, l'Europe doit sortir de sa réserve et plaider la réciprocité en matière de marchés publics. C'est l'occasion ou jamais de lancer un Buy European Act.