Un combat de titans. Depuis l'été dernier, la place financière parisienne vivait au rythme des escarmouches entre deux frères ennemis, deux géants français des « utilities », les services à l'environnement (eau, déchets...), Veolia et Suez, héritiers de la Compagnie Générale des Eaux et de la Lyonnaise des Eaux. Deux sociétés au cœur du capitalisme d'Etat à la française, où luttes de pouvoir et guerres de réseaux se confondent. Lors de ce dernier épisode, qui mobilisa une bonne partie des banquiers et avocats d'affaires de la place parisienne, sans parler des communicants, le terrain financier se transforma très vite en bataille politique. Pour espérer remporter le morceau, les « moines soldats » de Veolia eurent l'imprudence initiale de revendiquer leur proximité élyséenne, tandis que les « résistants » de Suez, pour contrer les assauts de Veolia, mobilisèrent tout azimut les élus locaux.
Ces derniers jours, l'épilogue de cette lutte acharnée prit un tour surprenant. En à peine dix jours, Veolia gagna par KO sur Suez. Une véritable Blitzkrieg qui ne manque pas de susciter la colère des salariés de Suez (et leurs représentants). Pour eux, les choses sont entendues : la « trahison » de leur président, Philippe Varin, est totale, « coupable » à leurs yeux d'avoir privilégié les intérêts des actionnaires aux enjeux industriels et sociaux, comme le confie un représentant des salariés, dépité. À la décharge du patron de Suez, sur un strict plan financier, la proposition finale de Veolia (20,50 euros par action) pour racheter Suez était difficile à écarter. Soit une surenchère d'un peu plus de 1,5 milliard d'euros pour un total de 13 milliards d'euros. De quoi faire des heureux du côté des banquiers d'affaires : « Jean-Marie Messier était prêt à lâcher au-delà de 20 euros si le périmètre proposé par Veolia n'était pas discuté par le camp d'en face », nous confie un acteur des négociations.
Mais si la colère se mêle à la sidération du côté des troupes de Suez, c'est que la médiation menée tambour battant par Gérard Mestrallet, ancien PDG d'Engie (ex GDF-Suez) et du groupe Suez, est restée secrète jusqu'au bout. Tout commence avant le week-end de Pâques. La tension est alors à son comble. Dans un communiqué publié quelques jours plus tôt, l'autorité des Marchés Financiers (AMF) se montrait réservée quant à la proposition alternative du clan Suez avec l'aide des fonds français Ardian et américain GIP. De son côté, Veolia décidait de menacer de poursuivre en justice les administrateurs de Suez (en leur réclamant tous solidairement 300 millions d'euros de dommages), pour avoir voté la création d'une fondation de droit néerlandais destinée à bloquer son OPA.
Dans ce contexte, Gérard Mestrallet publie opportunément une tribune dans Les Echos appelant au calme les deux parties : « Le temps de l'apaisement est venu entre Veolia et Suez », exhortait-il alors. Celui-ci a lancé avec quelques associés une plate-forme internationale de médiation, Equanim International. Par ailleurs, l'homme avait eu en 2012, alors PDG d'Engie, le projet de fusionner Suez et Veolia... Un retour aux sources. C'est donc presque tout naturellement que Philippe Varin décide de faire appel à lui. Et contre toute attente, Antoine Frérot décide aussi de le prendre comme médiateur officiel. « C'est une originalité, d'habitude, lors de ce genre de médiations, chaque partie contracte avec un médiateur différent », constate un acteur de l'opération.
Et cette médiation trouve finalement une issue dimanche dernier. Rendez-vous est pris à 10h30 à l'hôtel Bristol, en face de l'Elysée. Il faudra encore dix petites heures pour qu'Antoine Frérot et Philippe Varin tombent d'accord. Dans la foulée, le PDG de Suez convoque son conseil d'administration. Il est 23 heures quand les représentants des salariés apprennent la nouvelle et tombent de leur chaise. Aucun n'avait été tenu au courant des dernières négociations.
C'est que chaque partie a réussi à tenir secrète cette médiation de la dernière chance. À Suez comme à Veolia, aucun des administrateurs n'avait été mis dans la confidence. Pour les syndicalistes et salariés, la pilule à avaler est d'autant plus amère que Philippe Varin avait continué ces derniers jours à jouer les va-t-en guerre devant son conseil : « Veolia n'a aucun projet industriel », avait-il encore déclaré récemment, selon un témoin qui est obligé de reconnaître : « Côté Suez, le sujet a toujours été géré à contretemps. Nous avons commencé mou, et on a terminé dur. Mais dès lors qu'Ardian et GIP avaient laissé passé le tempo d'une OPA, c'était fichu ». Sans compter que, dès septembre dernier, la vente surprise par Engie de ses parts dans Suez à Veolia plaçait de fait le clan Suez dans une situation de contre-attaque constante... Impossible à tenir dans la durée.
Pourtant, après ce énième coup de théâtre, il reste une inconnue. Et elle est de taille : dans l'accord trouvé de deux pages, il est spécifié que Meridiam, mais également Ardian et GIP, seront les futurs actionnaires du « new Suez » : « Ils ont découvert le montage en même temps que les salariés ! », s'amuse un initié, qui ajoute : « Après l'OPA globale, Veolia va leur revendre ce nouveau Suez, mais à quel prix et avec quelle dette ? Rien n'est défini ».
Selon nos informations, il est prévu que Méridiam récupère 40 % du nouveau Suez (qui ne pèsera plus que 6,9 milliards d'euros de chiffre d'affaires), c'est-à-dire autant qu'Ardian-GIP, et par ailleurs, la Caisse des Dépôts, déjà actionnaire de Veolia, doit prendre 10 % du futur ensemble, laissant une part équivalente au management de l'entreprise. Ce découpage a pour l'instant été « imposé » par Veolia. Ardian-GIP vont-ils y trouver leur compte ?
Pas de panique pour autant : dans les termes de l'accord, c'est notamment Gérard Mestrallet qui est chargé de sa mise en application. L'ex-PDG d'Engie voit en tout cas son rêve de fusion entre Suez et Veolia s'exaucer neuf ans plus tard : « sauf qu'à l'époque, le nouveau ensemble aurait été dirigé par Jean-Louis Chaussade [alors DG de Suez, ndlr], et tout cela ne se serait pas fait aux dépens de Suez », raille un soutien du clan. Le capitalisme d'Etat à la française réserve donc son lot de surprises et de petites cruautés, qui n'ont parfois que peu de rapports avec l'économie... En 2012, Gérard Mestrallet était considéré comme proche du pouvoir. Aujourd'hui, la roue de la fortune a tourné au sein de la cour parisienne, et Antoine Frérot, patron de Veolia, est vu comme un proche de l'Elysée. À tort ou à raison, ce genre de considérations continue manifestement de peser dans la vie des affaires à Paris.
L'affaire a en tout cas fait des heureux : avocats, banquiers d'affaires, communicants et officines diverses se seraient partagés 150, voire 160 millions d'euros de commissions, explique un proche du dossier. Une autre source laisse même entendre que Jean-Marie Messier, dont la banque d'affaires a mené l'opération depuis l'été, toucherait un super bonus supplémentaire de 25 millions d'euros. L'eau P.A., ça rapporte...